Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/139

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ces… Celui-là me convient et j’ai pensé à lui dès que je l’ai vu. Il est laid, mais il a l’air bon ; puis il est follement riche et la fortune, à ce degré-là, ce doit être amusant… Oh ! je sais bien. Il y a sans doute dans sa vie quelque tare qui lui a porté chance. Tout cet or ne peut pas être fait d’honnêteté… Mais là, vrai, Jenkins, la main sur ce cœur que vous invoquez si souvent, pensez-vous que je sois une épouse bien tentante pour un honnête homme ? Voyez : de tous ces jeunes gens qui sollicitent comme une grâce de venir ici, lequel a songé à demander ma main ? Jamais un seul. Pas plus de Géry que les autres… Je séduis, mais je fais peur… Cela se comprend… Que peut-on supposer d’une fille élevée comme je l’ai été, sans mère, sans famille, à tas avec les modèles, les maîtresses de mon père ?… Quelles maîtresses, mon Dieu !… Et Jenkins pour seul protecteur… Oh ! quand je pense… Quand je pense… »

Et de cette mémoire déjà lointaine, des choses lui arrivaient qui montaient d’un ton sa colère : « Eh ! oui, parbleu ! Je suis une fille d’aventure, et cet aventurier est bien le mari qu’il me faut.

— Vous attendrez au moins qu’il soit veuf, répondit Jenkins tranquillement… Et, dans ce cas, vous risquez d’attendre longtemps encore, car sa Levantine a l’air de se bien porter. »

Félicia Ruys devint blême.

« Il est marié ?

— Marié, certes, et père d’une trimballée d’enfants. Toute la smala est débarquée depuis deux jours. »

Elle resta une minute atterrée, regardant le vide, un frisson aux joues.

En face d’elle, le large masque du Nabab, avec son