Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/299

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serviteur, debout en face de moi, la hallebarde au poing, remarquez-vous comme nous avons peu de dames ? »

C’était cela, pardieu !… Et nous n’étions pas que nous deux à en faire la remarque. À chaque nouvel arrivant, j’entendais le Nabab, qui se tenait près de la porte, s’écrier avec consternation, de sa grosse voix de Marseillais enrhumé :

« Tout seul ? »

L’invité s’excusait tout bas… Mn mn mn mn… sa dame un peu souffrante… Bien regretté certainement… Puis il en arrivait un autre ; et la même question amenait la même réponse.

À force d’entendre ce mot de « tout seul », on avait fini par en plaisanter à l’antichambre ; chasseurs et valets de pied se le jetaient l’un à l’autre quand entrait un invité nouveau « tout seul ! » Et l’on riait, on se faisait un bon sang… Mais M. Nichlauss, avec sa grande habitude du monde, trouvait que cette abstention à peu près générale du sexe n’était pas naturelle.

« Ça doit être l’article du Messager », disait-il. Tout le monde en parlait de ce mâtin d’article, et devant la glace entourée de fleurs où chaque invité se contrôlait avant d’entrer, je surprenais des bouts de dialogue à voix basse dans ce genre-ci :

« Vous avez lu ?

— C’est épouvantable.

— Croyez-vous la chose possible ?

— Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai préféré ne pas amener ma femme.

— J’ai fait comme vous… Un homme peut aller partout sans se compromettre…

— Certainement… Tandis qu’une femme… »