Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/30

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le regard me poursuivait partout, votre portrait dont la présence dans ma maison m’était une cause éternelle de souffrance et de remords. » C’était vrai ! (Il tombe sur son fauteuil. Silence. Continuant de lire.) « Adieu, Léopold, adieu à jamais ! Nous nous sommes séparés pour nous punir ; hélas ! pourquoi faut-il que cette séparation cruelle ait fait souffrir en même temps que nous ce grand et honnête cœur que nous avons trompé pendant trois ans ? » (Il lève lentement la tête.) Ainsi, pendant trois ans, à cette même place, dans ce coin, dans cet autre, partout, la trahison et l’adultère ont vécu à mes côtés, buvant à mon verre, mordant à mon pain, dormant sous mon toit. Oh ! toutes mes joies du passé, tous mes souvenirs, ces bonnes choses qui font vivre les vieux… tout cela est gâté, perdu, ma vie entière est abîmée ! Pourquoi ai-je vécu si longtemps ?(Il tombe sur le fauteuil près du bureau.) Comme je me les reproche, ces soins dont je me suis laissé entourer ! Mais maintenant je vais retrouver des forces pour m’enfuir (il se lève), pour quitter cette maison qui me pèse, ce foyer maudit, ces meubles que je hais ! (Il se renverse en sanglotant dans son fauteuil, la tête dans ses mains.) Il faut pourtant prendre un parti : m’enfuir avant qu’elle arrive ? en aurai-je la force ? Que faire, mon Dieu ? J’ai encore là-dedans une voix qui me parle et qui me dit ; « Ces choses sont loin, pauvre homme, ces choses sont bien loin de toi. Huit ans ont passé sur le crime ; des deux coupables, l’un est mort ; l’autre s’est réconciliée avec Dieu et avec sa conscience ; pourquoi serais-tu plus sévère que ces trois terribles juges : Dieu, la conscience et la mort ? Jette ce portrait, brûle ces lettres, tu dois tout oublier, tout igno-