Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/93

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crois qu’on va manquer de bien des choses ici. (Autre bâillement.) Singulière nature que la mienne ! À cette grosse fièvre de joie qui me tenait tout à l’heure, subitement et sans raison succède une lassitude effroyable… Oui, maintenant que j’ai revu et embrassé tout mon monde, il me semble que rien ne me retient ici et que, bonsoir ! je n’ai plus qu’à tirer mes grègues… Pour bien faire, il faudrait que ce fût toujours le moment où l’on arrive, le joyeux quart d’heure des embrassements et des poignées de mains : « Comment vas-tu ? Comme il a grandi ! » Dix minutes d’enthousiasme, et puis, et puis… Bah ! chassons ces méchantes idées, et surtout ne troublons pas la joie de ces braves gens pour un petit accès nostalgique (il tire une allumette de la poche de son gilet) qui va disparaître dans la fumée d’un londrès… Comment ! pas de cigares. Ah ! si, en voilà un. (L’allumette touche à sa fin.) Bon ! plus une allumette ! c’est que je me brûle les doigts. (Il aperçoit, en se penchant, la romance tombée près du fauteuil, met le pied dessus et en déchire un morceau étourdiment.) Voilà mon affaire ! (Il tortille le papier et allume son cigare.) C’est exquis. (Se levant tout d’un coup.) Aïe ! et ma tante, qui s’évanouit à l’odeur du tabac, je l’avais oublié ! Elle m’a fait cependant une assez jolie scène, le jour de ma première cigarette. (Il va pour éteindre son cigare, puis se ravisant.) Ma foi, je ne l’éteins pas ; j’aime mieux aller fumer dehors, le nez au ciel, le dos sur l’herbe. En passant, je reverrai tous mes anciens amis, le chien Moustache, ces grands platanes que j’ai tant de fois escaladés et la large pierre luisante sur laquelle je jouais aux billes devant le puits… Bah ! le cigare, le grand air, le souvenir, tout cela me fera prendre patience jusqu’au dîner. (Il sort par le fond.)