Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/131

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prendre, soit que ce sujet touchât une corde sensible, elle me parut agitée et se mit à marcher sur le pont du bateau d’un pas si vif que je ne crus point devoir l’accompagner. Après avoir fait le tour de la galerie, elle s’arrêta près de moi :

— Ainsi, me dit-elle, vous pensez que les femmes n’ont pas assez d’âme pour devenir folles par amour ?

— Je ne sais qu’en penser ; j’hésite et je cherche encore. Il est certain que les chiffres ne mentent pas.

— Eh ! mon Dieu ! ces chiffres sont exacts ; c’est la conséquence qu’on en tire qui est une erreur. S’il y a moins de folles que de fous par amour, c’est peut-être parce que ce qui vous ôte la raison nous tue. Nous reprenons l’avantage par la mort.

La jeune miss me fit, là-dessus, un petit salut et partit comme une ombre. J’aperçus les formes vagues de son burnous dans le gouffre de l’escalier ; j’entendis retomber la porte du dortoir des femmes et je me trouvai seul en face de la pompe.

Tout le monde dormait ; je descendis à mon tour et me couchai sur un lit pour penser à mon aise au rapport de l’Institut. Sans pouvoir affirmer que l’explication de miss Nancy fût bonne, je compris bientôt la fausseté des conclusions de la science. La folie par amour provient toujours des obstacles que la passion rencontre. Parmi ces obstacles, il faut distinguer l’opposition des circonstances et celle de l’objet aimé lui-même. Cette dernière est la plus cruelle, celle qui exalte le plus et doit le plus sûrement conduire jusqu’à l’aliénation. Or elle n’existe guère pour la femme à qui appartient, habituellement, la résistance. Sauf dans l’exemple, toujours cité, de Mme Putiphar, on ne voit pas souvent les rôles