Page:De Musset - Voyage en Italie et en Sicile, 1866.djvu/44

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que moi. Comment avais-je pu les quitter, bon Dieu ! Qu’étais-je venu faire si loin de tout ce que j’aimais ? Qu’allais-je devenir ? Assurément, le bateau à vapeur du lendemain ne devait pas m’apporter de lettres. Je devançais le moment de l’inquiétude et j’inventais des catastrophes et puis, en jetant un regard sur moi-même, je sentais mon isolement avec amertume.

Savez-vous ce qui me fut le plus sensible au milieu de ces chimères, ce qui mit le comble à mon chagrin et me parut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase trop plein ? Ce fut de voir mes pantoufles se mettre tout à coup à prendre l’apparence de deux gros rats bigarrés, en arrêt au pied du lit. Les fidèles compagnes de mon exil, à qui je n’avais pas voulu faire l’affront d’acheter une chaussure neuve à l’occasion de mon départ, elles qui connaissaient mes instants de faiblesse et d’attendrissement, qui avaient partagé mes veilles, qui souvent, dans notre pays, lorsque je rêvais, le soir au coin du feu, s’étaient racornies sur les charbons pendant mes distractions ; elles se tournaient contre moi pour m’assassiner ! A ce dernier coup, plus cruel que tous les autres, blessé au cœur comme César par le poignard de son cher Brutus, je m’écriai : « et vous aussi, mes vieilles amies ! » Puis je cachai ma tête dans les draps et je m’endormis profondément.

Le lendemain, une pluie douce avait abattu le vent. Des bandes de satin rose s’étendaient autour du Vésuve et Capri avait recouvert de son voile bleu le palais de l’infâme Tibère. L’accès de fièvre s’était envolé bien loin sur les ailes du sirocco. Le bateau de poste français, retardé par le mauvais temps, faisait