Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/83

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avec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit devoir lui servir à la fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut pris il se sentit mieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les matelots. Je leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôt qu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu’ils enrageaient en quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autres mangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent à mourir le lendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n’avais pas une bouchée de nourriture, pas même l’espoir de m’en procurer ; où pour surcroît j’étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d’autres créatures. — Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la situation misérable de l’équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu’il m’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine, c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait l’avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de son monde étant si grandes. J’avais déduit de cela qu’on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu’ils devaient touts avoir péri, et que peut-être ils étaient touts étendus morts sur le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n’oubliai pas que le reste de l’équipage se mourait de faim, et j’envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes, pour lui porter un