Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/139

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geurs dit à l’autre, après avoir tiré brusquement les rideaux des portières : « Nous voilà donc au milieu des hérétiques ! et près d’entrer dans Genève ! Par quelle singularité avez-vous choisi cette route plutôt que celle de Marseille pour aller à Rome ? — Mon cher monsieur, répondit en très-bon français l’autre voyageur, dont l’accent trahissait parfois son origine italienne, mon itinéraire est tracé, et en partant de Paris, monsieur le nonce m’a donné l’ordre de m’arrêter un jour à Genève, où j’ai d’ailleurs une caisse à prendre. — Mais comment monsieur le nonce a-t-il pu avoir l’idée de vous exposer à passer par Genève ? — Écoutez, monsieur de Beauvoir ; les personnes qui se destinent à prendre part aux négociations politiques sont comme les militaires ; ils doivent obéir aveuglément, ponctuellement. Et quelque dégoût qu’inspirent ou quelque danger que présentent les commissions dont on les charge, il faut les remplir. La veille de notre départ, monsieur votre père, malgré la joie qu’il éprouvait de vous voir partir pour aller faire l’office de secrétaire auprès de M. le marquis de Fontenay à Rome, n’a pu s’empêcher de manifester les craintes que lui inspire, pour votre nouvelle profession, l’excessive sincérité de votre caractère. En effet, depuis trois jours que nous voyageons ensemble, je vois avec quelle vivacité ce que vous éprouvez se peint sur vos traits. Il faut devenir maître de vous. Il est même indispensable que vous preniez cette résolution dès que nous aurons mis le pied dans Genève ; car, outre notre sûreté personnelle, qui exige cette précaution, l’inspection que je dois faire dans cette ville ne peut s’exercer qu’avec prudence et discrétion. »

L’abbé Segni s’étant aperçu que ses paroles avaient fait impression sur le jeune de Beauvoir, en profita pour achever de lui donner d’autres instructions : « À partir de ce moment, lui dit-il, vous répondrez au nom de Chauvin ; quant à moi, afin de justifier mon accent méridional en parlant français, je m’appellerai Taillac. » La qualité de secrétaire du nonce, et la confiance que M. de Beauvoir père avait montrée à l’abbé Segni, lorsqu’il lui avait confié son fils, ôtèrent à celui-ci toute volonté de faire la