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plus légère observation, bien que ces apprêts mystérieux et ces changements de noms répugnassent à son caractère. Ils entrèrent donc dans Genève sans dire une parole, jusqu’au moment qu’ils descendirent à l’auberge de la Balance.

À peine furent-ils entrés, que l’abbé Segni, interpellant son compagnon de voyage à plusieurs reprises, le força d’entendre et de prononcer maintes fois leurs nouveaux noms ; en sorte que M. Taillac et M. Chauvin furent tout aussitôt connus de l’hôte, de l’hôtesse et des serviteurs de la maison.

Après une courte toilette et un léger repas, l’abbé, vêtu en laïque, dit à son compagnon : « Ne perdons pas de temps, et allons vaquer à nos affaires. » Tout ce qui s’était passé entre M. de Beauvoir et l’abbé Segni depuis deux heures, joint au ton de bienveillance amicale, mêlée d’une certaine autorité, que prenait parfois le secrétaire du nonce, avait jeté le jeune Français dans un état mixte qui tenait de la stupeur et de la confiance. Mais ce qui plus que tout le reste contribuait à paralyser son esprit, était la pensée sans cesse renaissante qu’il était à Genève, dans la ville de Calvin ; qu’il avait parlé à des hérétiques, et serait forcé de s’entretenir encore parfois avec eux, jusqu’à son départ.

Ce jeune de Beauvoir, qui touchait à sa vingt-deuxième année, était le fils d’un gentilhomme fort pauvre du Poitou, vivant avec sa famille, du revenu modique d’une petite terre dont une partie de la propriété lui était même contestée. C’était dans ce lieu que le jeune de Beauvoir avait été élevé sous la direction de sa mère, l’une des plus zélées catholiques de son temps et de sa province. En aucune occasion de sa vie, ce jeune homme ne s’était trouvé avec des protestants, ou si le hasard lui en avait fait rencontrer, l’espèce de monstruosité effrayante que son imagination prêtait à leurs traits ne les lui avait pas laissé reconnaître. Dans son idée, un hérétique était comme un lépreux, un pestiféré.

À la rigidité près des principes religieux que le jeune de Beauvoir avait reçus de sa mère, il avait d’ailleurs été élevé dans l’inaction d’esprit la plus complète. Trop pauvre pour prendre honorablement le parti des armes, et vivant sans