Page:Delécluze - Romans, contes et nouvelles, 1843.djvu/91

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vous êtes tout préoccupé du moment présent et que moi je le suis plus de l’avenir. Rappelez-vous-le : l’année dernière, en me dévouant à vous, j’étais certaine d’agir pour votre bonheur et dans votre intérêt. Aujourd’hui, pourriez-vous m’assurer qu’en cédant à votre passion je ne risquerais pas quelque chose ?... Il faut que vous le sachiez, mon ami, une distraction, toute frivole, toute passagère qu’elle puisse être, si par hasard vous la trouviez, serait pénible pour mon cœur ; et comme mon âge alors pourrait m’ôter le droit de me plaindre et les moyens de reprendre mes avantages, je serais bien malheureuse... et vous aussi. Ernest, je vous offre mon amitié. Mon cœur, je puis vous le dire, conservera toujours pour vous son amour... mais...

— Eh bien ? dit Ernest, dont le regard était baissé.

— Soyons amis, amis seulement, Ernest... voulez-vous ?... Vous me ferez tant de bien ! N’êtes-vous pas touché du bonheur tout innocent que nous avons goûté ce soir dans cette chambre ? dans cette chambre où nous sommes restés seuls, où nous sommes maîtres de nos actions, et où nous avons joui si purement de notre liberté ? Un étranger se présenterait ici subitement à nous que nos yeux ne se baisseraient pas, que nos joues n’auraient point à rougir ; que, forts de notre pureté, notre regard, notre maintien détruiraient à l’instant même toutes les mauvaises pensées que feraient naître d’abord les apparences ; car il y a je ne sais quoi dans le geste, dans l’accent de la voix, dans les paroles au moment où elles s’échappent de la bouche, qui, bien que l’on fasse pour dissimuler ce qu’on éprouve, met l’âme à nu devant ceux qui nous regardent et nous écoutent. Eh bien ! malgré tout l’amour excessif que je t’ai témoigné depuis que nous sommes là ensemble, je ne redoute la présence de personne ; et nous serions en butte aux regards de toute la terre, que mon corps, que mon expression ne varieraient point, que je me sentirais même fière de laisser voir à tout le monde l’espèce de bonheur que j’éprouve à t’aimer. Oui, mon ami, tu devines déjà cette félicité, et je ne doute pas que tu ne parviennes promptement à la sentir, à la partager entièrement avec moi. Tu pleures ? lui disait-elle.