Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/224

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têtes, montrent, tendu en avant, sous le placage de la robe mouillée, le dessin menu de leur petit ventre, de leurs cuisses frêles. Et un voyou qui semble avoir posé pour Gavarni dans une planche de Vireloque, ferme la marche, brandissant au bout de son bras levé en l’air, un long chat noir fraîchement écorché.

Mardi, 8 novembre. — Un ciel rose et les maisons serrées de l’autre rive, comme des blancs de dominos dans les masses violettes des arbres, et l’eau jaune avec un reflet du ciel qui la saumone, et l’île, en face, complètement rasée, avec un peu de bleuâtre dans la forêt de rejets de ses broussailles, et, d’un côté, le pont du chemin de fer d’Asnières, un fil noir dans l’air, et, de l’autre, le pont de Clichy, le tablier d’une de ses arches tombé dans l’eau. Et, dans ce paysage aux couleurs qui ne sont pas les couleurs d’un jour réel, mais des couleurs qui semblent des colorations d’opale et de nacre vues au crépuscule, — la prostitution se promène. Il y a de la femme à soldats de toutes les catégories et je marche derrière une créature à laquelle donne le bras un jeune lignard. Elle est en cheveux, les cheveux tignonnés en couronne ou plutôt en moule de pâtisserie en haut de la tête. Elle a une robe de laine noire à longue queue dont la taille est sous les seins, avec une pèlerine à la ruche lui remontant sur les épaules. Elle porte un foulard blanc au col et un panier de paille noire à la main. C’est la tenue distinguée de la fille de maison à l’usage des militaires, en l’an de grâce 1810.

Mercredi 9 novembre. — « Hugo ! » — C’est Nefftzer qui m’a entraîné ce soir dans la cave de Frontin et qui parle : — « Hugo, je l’ai beaucoup pratiqué à la Conciergerie en 1852, quand il venait tous les jours dîner avec ses fils et Vacquerie. Proudhon et un autre de mes amis s’étaient rationnés à des dîners qui coûtaient dix sous. Notez que, pour ces dix sous, on avait trois plats, mais quels plats ! On avait du vin, mais quel vin ! Moi, je fais la distinction des bonnes et mauvaises choses, mais je me résigne aux mauvaises. Lui, Hugo, rien ! Je me rappelle un jour où il avait été en retard et où nous ne l’attendions plus. Nos restes avaient été jetés dans un coin : un infâme arlequin, un mélange de choses comme de la blanquette de veau et de la raie au beurre noir. Eh bien ! Hugo s’est jeté là-dessus. Nous le regardions avec stupéfaction, et vous savez qu’il mange… comme Polyphème !

Ce que Proudhon pensait d’Hugo, bah ! vous le demandez !