Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/281

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a plus de huit ans de cela. Je vais refaire la Rue qui fut un coin de la barricade plantée par Flaubert et par vous contre l’art bête et lâche. Vous m’avez dit jadis qu’un article de moi sur Baudelaire publié dans la Rue vous avait frappé. Eh bien ! je vais recommencer une série d’études de ce genre dans mon journal ressuscité. Je signerai J. Vingtras.

Vous avez sans doute lu mon livre. Je crois qu’il est humain.

Être humain, voilà ce à quoi va viser mon journal. Les cocardes, même blanches, seront saluées par nous, si l’humanité vit, rit ou pleure dans les articles de ces porte-cocardes. Nous prendrons tout ce qui aura du sang. En tout cas, les porte-drapeaux ont leur place marquée chez nous. Vous êtes un porte-drapeau !

Le souvenir de mon rôle politique vous effraiera-t-il ? — Je ne le pense pas. À remuer l’histoire, vous avez dû apprendre à peser les cendres des morts et le cœur des échappés des grands massacres.

Aussi suis-je convaincu que, vous souvenant de l’ancien compagnon de lettres, vous voudrez bien lui serrer la main publiquement, en cette qualité.

… Je me résume ; nous allons défendre la moderne. Venez à mon secours. Séparant la politique de la littérature, mais remué par le spectacle des infirmités sociales et des assassinats du cœur, aidez-moi à indiquer la neutralité politique et à définir la fraternité littéraire… Nous allons bousculer les héros de la vieille pièce pour amener sur la scène les misères et les douleurs de ce qui, en Grèce, était le chœur antique et ce qui est maintenant la foule, le peuple.

Du reste, la première Rue vous a donné une idée de ce que sera la seconde. Nous avons versé un cautionnement pour que nos larmes puissent être sociales.

Veuillez me répondre sur le champ. Un exilé a le droit douloureux de demander des réponses promptes. En effet, je serai peut-être expulsé de Belgique un de ces matins. La Rue doit paraître irrévocablement de vendredi en huit. Vous voyez, mon cher confrère, que le temps presse. J’attends les pieds dans la boue de Bruxelles, le cœur tourné vers la France. Ô grand Paris !

Recevez l’expression de mon bon souvenir et acceptez d’avance mes remerciements d’exilé.

Jules Vallès.

Cette lettre, d’un si admirable mouvement, valut à l’auteur la réponse suivante :