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Meditations. — Premiere.

eſt vne eſpece d'imperfection, d'autant moins puiſſant ſera l'auteur qu'ils attribuëront à mon origine, d'autant plus ſera-t-il probable que ie ſuis tellement imparfait que ie me trompe toûjours. Auſquelles raiſons ie n'ay certes rien à répondre, mais ie ſuis contraint d'auoüer que, de toutes les opinions que i'auois autrefois receuës en ma creance pour veritables, il n'y en a pas vne de laquelle ie ne puiſſe maintenant douter, non par aucune inconſideration ou legereté, mais pour des raiſons tres-fortes & meurement conſiderées : de ſorte qu'il eſt neceſſaire que i'arreſte & ſuſpende deſormais mon iugement ſur ces penſées, | & que ie ne leur donne pas plus de creance, que ie ferois à des choſes qui me paroiſtroient euidemment fauſſes, ſi ie deſire trouuer quelque choſe de conſtant & d'aſſeuré dans les ſciences.

Mais il ne ſuffit pas d'auoir fait ces remarques, il faut encore que ie prenne ſoin de m'en ſouuenir ; car ces anciennes & ordinaires opinions me reuiennent encore ſouuent en la penſée, le long & familier vfage qu'elles ont eu auec moy leur donnant droit d'ocupper mon eſprit contre mon gré, & de ſe rendre preſque maiſtreſſes de ma creance. Et ie ne me deſaccoutumeray iamais d'y acquieſcer, & de prendre confiance en elles, tant que ie les conſidereray telles qu'elles ſont en effet, c'eſt à ſçauoir en quelque façon douteuſes, comme ie viens de monſtrer, & toutesfois fort probables, en ſorte que l'on a beaucoup | plus de raiſon de les croire que de les nier. C'eſt pourquoy ie penſe que i'en vſeray plus prudemment, ſi, prenant vn party contraire, i'employe tous mes ſoins à me tromper moy-meſme, feignant que toutes ces penſées ſont fauſſes & imaginaires ; iuſques à ce qu'ayant tellement balancé mes prejugez, qu'ils ne puiſſent faire pancher mon aduis plus d'vn coſté que d'vn autre, mon iugement ne ſoit plus deſormais maiſtriſé par de mauuais vſages & détourné du droit chemin qui le peut conduire à la connoiſſance de la verité. Car ie ſuis aſſeuré que cependant il ne peut y auoir de peril ny d'erreur en cette voye, & que ie ne ſçaurois aujourd'huy trop accorder à ma defiance, puiſqu'il n'eſt pas maintenant queſtion d'agir, mais ſeulement de mediter & de connoiſtre.

Ie ſuppoſeray donc qu'il y a, non point vn vray Dieu, qui eſt la ſouueraine ſource de vérité, mais vn certain mauuais génie, non moins ruſé & trompeur que puiſſant, qui a employé toute ſon induſtrie à me tromper. Ie penſeray que le Ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les ſons & toutes les choſes exterieures que nous voyons, ne ſont que des illuſions & tromperies, dont il ſe