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Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/22

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l’autre, elles marquent jusqu’à l’autre littoral du continent, la grande route des brigades.

Les engagés se signent et récitent une courte prière. Puis ils entreprennent le portage des Chats, l’un des plus courts, mais aussi l’un des plus dangereux de l’Outaouais. Parmi les pierres glissantes, l’ascension est difficile : le poids des pièces a entraîné plus d’un homme dans l’abîme, la chute d’un canot a brisé plus d’une épaule.

Cournoyer se multiplie. Ses avertissements, drus et brefs, pleuvent parmi ceux des contremaîtres. Quand vient le tour des embarcations, il fait étendre des couvertures de laine sur les rochers ; avec des haussières, on les hisse là-haut avec précaution.

À huit heures et demie, la brigade s’écrase, endormie de fatigue. À six heures, le lendemain, au lieu d’un ordre de départ, elle reçoit celui de déjeuner. Au bout du portage, les brigadiers discutent avec animation. Ils examinent le niveau de l’eau, des marques vieilles de plusieurs années. Et ils ne s’entendent pas.

L’un des bouts, petit homme noir, nerveux, Toussaint Lacerisaie, s’écrie :

— Je vais essayer de passer, moi.

L’équipage, que sa témérité effraie, arrime, comme d’habitude à cet endroit, la moitié seulement de la cargaison : sur une distance de deux milles, le courant montre tant de violence que deux voyages s’imposent. Le canot armé, le contremaître crie :

— En avant, frères ; débordez les avirons.

L’embarcation sort de l’anse qui la protège ; aussitôt l’avant reçoit comme un coup de massue, le choc brutal du courant. Elle dévie. Le gouvernail tente de la redresser. Avec de durs efforts, il réussit. Mais le canot s’est déjà éloigné du bord ; il obéit à peine aux coups de rame, à la nette volonté des hommes. Turenne surveille le combat d’un œil vif : il ne connaît pas l’Outaouais, mais il a joué, durant son enfance, sur le Saint-Laurent, fleuve monstrueux.

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