Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 1.djvu/429

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Il fallait que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car cet attachement ne datait que de quelques semaines, et je n’avais pas eu le courage, en écrivant à Agnès, de m’expliquer plus nettement qu’en disant que j’avais été chez M. Spenlow, dont toute la famille, ajoutais-je, se réduit à une fille unique ; il fallait, dis-je, que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car, même dès le début de ma passion, elle avait découvert mon secret. Elle monta, un soir que j’étais plongé dans un grand abattement, me demander si je ne pouvais pas lui donner, pour la soulager dans une attaque de ses espasmes, une cuillerée de teinture de cardamome à la rhubarbe, parfumés de cinq gouttes d’essence de clous de girofle, c’était le meilleur remède pour sa maladie : si je n’avais pas cette liqueur sous la main, on pouvait la remplacer par un peu d’eau-de-vie, ce qui ne lui était pas aussi agréable, ajouta-t-elle, mais après la teinture de cardamome, c’était le meilleur pis aller. Comme je n’avais jamais entendu parler du premier remède et que j’avais toujours une bouteille du second dans mon armoire, j’en donnai un verre à mistress Crupp qui commença à le boire en ma présence pour me prouver qu’elle n’était pas femme à en faire un mauvais usage.

« Allons, courage, monsieur me dit mistress Crupp ; je ne puis supporter de vous voir ainsi, monsieur ; moi aussi, je suis mère ! »

Je ne saisissais pas bien l’application que je pouvais me faire de ce « moi aussi, » ce qui ne m’empêcha pas de sourire à mistress Crupp avec toute la bienveillance dont j’étais capable.

« Allons, monsieur ! dit mistress Crupp. Je vous demande pardon excuse ; mais je sais ce dont il s’agit, monsieur. Il y a une demoiselle là-dessous.

— Mistress Crupp ! répondis-je en rougissant.

— Le bon Dieu vous bénisse ! ne vous laissez pas abattre, monsieur, dit mistress Crupp avec un signe d’encouragement. Ayez bon courage, monsieur ! si celle-là n’est pas aimable pour vous, il n’en manque pas d’autres. Vous êtes un jeune monsieur avec qui on ne demande pas mieux que d’être aimable, monsieur Compère fils ; il faut seulement que vous vous estimiez ce que vous valez, monsieur. »

Mistress Crupp ne manquait jamais de m’appeler monsieur Compère fils : d’abord, sans aucun doute, parce que ce n’était pas mon nom, et ensuite peut-être en souvenir de quelque baptême où le parrain l’avait choisie pour sa commère.