Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/408

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Je souffris beaucoup dans cette lutte ; mon cœur était plein de tristesse et de remords, et pourtant je sentais que l’honneur et le devoir m’obligeaient à ne pas venir faire offrande, à cette personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un caprice frivole, étais allé en porter l’hommage ailleurs, quand elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne cherchais pas à me cacher que je l’aimais, que je lui étais dévoué pour la vie, mais je me répétais qu’il était trop tard, à présent, pour rien changer à la nature de nos relations convenues.

J’avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer ensemble ; j’avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d’effet en réalité que celles qui s’accomplissent. Cet avenir dont elle s’effrayait pour moi, c’était maintenant une réalité que le destin m’avait envoyée pour me punir, comme elle l’aurait fait tôt ou tard, même auprès d’elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J’essayai de songer à tous les heureux effets qu’aurait pu exercer sur moi l’influence d’Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste, plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs. Et c’est ainsi qu’à force de penser à ce qui aurait pu être, j’arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.

Voilà dans quel accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui s’écoutèrent depuis mon départ, jusqu’au jour où je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, chargé d’émigrants, avait mis à la voile ; et c’était trois ans après qu’au même endroit, à la même heure, au coucher du soleil, j’était debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fixés sur l’onde aux teintes roses, où j’avais vu réfléchir l’image de ce vaisseau.

Trois ans ! c’est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en détail ! Et mon pays m’était bien cher, et Agnès aussi !… Mais elle n’était pas à moi… jamais elle ne serait à moi… Cela aurait pu être autrefois, mais c’était passé !…