Page:Dickens - David Copperfield, Hachette, 1894, tome 2.djvu/450

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Nous étions arrivés à Noël ; il y avait plus de deux mois que j’étais de retour. J’avais vu souvent Agnès. Quelque plaisir que j’éprouvasse à m’entendre louer par la grande voix du public, voix puissante pour m’encourager à redoubler d’efforts, le plus petit mot d’éloge sorti de la bouche d’Agnès valait pour moi mille fois plus que tout le reste.

J’allais à Canterbury au moins une fois par semaine, souvent davantage, passer la soirée avec elle. Je revenais la nuit, à cheval, car j’étais alors retombé dans mon humeur mélancolique… surtout quand je la quittais… et j’étais bien aise de prendre un exercice forcé pour échapper aux souvenirs du passé qui me poursuivaient dans de pénibles veilles, ou dans des rêves plus pénibles encore. Je passais donc à cheval la plus grande partie de mes longues et tristes nuits, évoquant, le long du chemin, les douloureux regrets qui m’avaient occupé pendant ma longue absence.

Ou plutôt j’écoutais l’écho de ces regrets, que j’entendais dans le lointain. C’était moi qui les avais, de moi-même, exilés si loin de moi ; je n’avais plus qu’à accepter le rôle inévitable que je m’étais fait à moi-même. Quand je lisais à Agnès les pages que je venais d’écrire, quand je la voyais m’écouter si attentivement, se mettre à rire ou fondre en larmes ; quand sa voix affectueuse se mêlait avec tant d’intérêt an monde idéal où je vivais, je songeais à ce qu’aurait pu être ma vie ; mais je songeais, comme jadis, après avoir épousé Dora, j’avais songé trop tard à ce que j’aurais voulu que fût ma femme.

Mes devoirs envers Agnès, qui m’aimait d’une tendresse que je ne devais point songer à troubler ; sans me rendre coupable envers elle d’un égoïsme misérable impuissant d’ailleurs à réparer le mal ; l’assurance où j’étais, après mûres réflexion, qu’ayant volontairement gâté moi-même ma destinée, et obtenu le genre d’attachement que mon cœur impétueux lui avait demandé, je n’avais pas le droit de murmurer, et que je n’avais plus qu’à souffrir : voilà tout ce qui