Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/193

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jours ? Comment tout leur est reproché, l’abri, le docteur, la goutte de médecine, la miette de pain qu’on leur donne en rechignant ? Comment, après être tombés si bas, ils en ont le cœur si malade qu’ils y renoncent, et qu’à la fin ils meurent sans secours ? Je me dis alors : puisqu’il nous faut mourir, je mourrai tout comme un autre, mais au moins sans avoir eu de honte. »

Impossible, honorables comités, mylords et gentlemen, impossible de redresser la logique de ces esprits pervers, quel que soit l’effort de la science législative.

« Johnny, mon bel ange, continua missis Higden, ta grand’mère est plus près de quatre-vingts ans que de soixante-dix ; elle n’a jamais reçu un penny du fonds des pauvres, et n’a jamais rien demandé. Chaque fois qu’elle a eu de l’argent, elle a payé la taxe ; elle a travaillé tant qu’elle a pu, et jeûné quand il l’a fallu. Prie Dieu, Johnny, pour qu’au dernier moment ta grand’mère, qui est encore robuste, ait la force de quitter son lit et d’aller mourir dans un trou, plutôt que de tomber entre les mains de ces beaux messieurs sans cœur, qui se renvoient l’honnête indigent, qui le trompent, l’exténuent, l’accablent de déboires, le méprisent et le déshonorent. »

Brillant succès, honorables comités, mylords et gentlemen, que d’avoir amené les meilleurs d’entre les pauvres à penser pareille chose. Peut-on demander, avec tout le respect qu’on vous doit, si cela vaut la peine d’y penser à temps perdu ?

L’effroi et la haine que la vieille femme effaça de son visage, après cette digression, montra combien ses paroles avaient été sincères.

« C’est pour vous qu’il travaille, dit Rokesmith, en ramenant l’entretien sur le jeune Salop.

— Oui, monsieur, et même très-bien, répondit missis Higden avec un bon sourire et un joyeux signe de tête.

— Est-ce qu’il demeure chez vous ?

— Il y est plus souvent qu’ailleurs. On le tenait pour innocent, et on me l’a donné à garder. Je l’avais vu à l’église, et, pensant que je pourrais en faire quelque chose, je l’ai demandé au bedeau, avec qui je me suis entendue. Le pauvre petit m’avait intéressée ; à ce moment-là c’était une chétive créature.

— Est-ce que Salop est son vrai nom ?

— Dam ! monsieur, à parler exactement, il n’en a pas. J’ai toujours entendu dire qu’on l’avait appelé comme ça parce qu’on l’a trouvé dans la rue un soir où le temps était humide, et où il faisait très-sale.

— Il paraît d’un aimable caractère.

— Oh ! Seigneur, il n’y a pas un brin de lui-même qui ne soit