Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/194

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aimable. Ainsi, monsieur, vous pouvez voir tout ce qu’il y a d’amabilité chez lui en le regardant du haut en bas. »

Le pauvre Salop était en effet très-grand, mais d’une facture malheureuse : beaucoup trop long, trop étroit, trop anguleux. Un de ces êtres mâles, dégingandés et lourds, étalant avec franchise des boutons, qui, chez lui, prenaient des proportions indiscrètes et brillaient d’un éclat surnaturel. Un capital énorme dans les genoux, les coudes, les poignets, les chevilles, et que le pauvre Salop, qui en ignorait l’emploi avantageux, avait placé de manière à être dans la gêne. Mais bien qu’enrégimenté dans la vie comme numéro 1 de l’escouade des mal tournés, le brave garçon prétendait rester fidèle au drapeau et lutter jusqu’au bout.

« Maintenant, dit missis Boffin, occupons-nous de Johnny. »

La grand’mère, sur qui l’enfant se trouvait toujours, la tête baissée, faisant la moue et abritant ses yeux bleus de son petit bras à fossettes, la grand’mère prit de sa main flétrie la main fraîche et potelée du bambin, et en battit doucement la mesure dans sa vieille main gauche.

« Parlons de Johnny, reprit missis Boffin avec le sourire le plus engageant. Si vous voulez me le confier, il aura bon gîte et bonne table, une bonne éducation et surtout de bons amis. Que cela vous convienne, et je serai pour lui une véritable mère.

— Je vous suis bien reconnaissante, madame, et le pauvre enfant serait de même s’il avait l’âge de comprendre. » Elle frappait toujours de la main rose du marmot dans sa main sèche et ridée. « Je ne voudrais pas, poursuivit-elle, me placer devant le soleil du cher trésor, quand même j’aurais toute ma vie à recommencer, au lieu du peu de jours qui me restent. Mais je suis attachée à lui, voyez-vous, plus que des mots ne peuvent le dire. J’espère que vous ne le trouvez pas mauvais, car je n’ai plus que lui au monde.

— Le trouver mauvais ! chère femme, est-ce que c’est possible ? vous qui êtes si bonne pour lui, qui avez été le prendre, et qui le soignez si bien !

— J’en ai vu tant d’autres sur mes genoux ! » Les petits doigts roses frappaient toujours la main ridée. « Et ils sont tous partis ; il n’y a plus que lui maintenant. Je suis honteuse de paraître si égoïste ; mais je ne dis pas que je vous le refuse, ce serait pour lui une fortune ; plus tard, après ma mort, il ferait un gentleman. Je… je ne sais pas ce que j’ai. Ne faites pas attention ; je tâcherai de m’y habituer ; j’essayerai, je vous le promets. »

La petite main s’arrêta, les lèvres si fermes tremblèrent, et la noble et vieille figure se couvrit de larmes.

Ici, au grand soulagement des visiteurs, le sensible Salop,