Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/255

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charmante, quelle que soit la toilette que vous portiez, et que si elle avait su qu’elle s’exposait à recevoir un aussi joli compliment, elle n’aurait pas mis une robe bleue. À quoi je lui réponds que sa modestie n’y aurait pas gagné, attendu que la nuance de sa robe aurait toujours été la couleur de Fledgeby. Mais, à son tour, que dit ce galant chevalier ?

— Une chose bien naturelle, dit Sophronia en flattant la main de la chère petite, comme si c’était Fledgeby qui l’eût caressée ; il répond que ce n’est pas du tout un compliment ; c’est l’expression d’un hommage qu’il n’a pas su retenir. Et il a raison, mille fois raison, » ajoute missis Lammle en redoublant ses caresses.

Mais ils ne se regardent pas ! Mister Lammle, dont les dents, les yeux, les boutons, les pierreries étincellent, et paraissent grincer, fronce les sourcils en leur jetant un coup d’œil furtif, et semble éprouver le désir de les prendre tous les deux par la tête et de les frapper l’un contre l’autre.

« Connaissez-vous l’opéra qu’on joue ce soir, Fledgeby ? dit-il tout à coup, afin de ne pas crier que le diable vous emporte !

— Très-peu, murmure Fascination ; je n’en connais pas une note.

— Et vous, ma Georgine ? demande missis Lammle.

— N-n-non, bégaie Georgiana, troublée par cette coïncidence.

— Mais alors, s’écrie missis Lammle, ravie de la conclusion que ces prémisses font entrevoir, vous ne le connaissez ni l’un ni l’autre ; c’est charmant ! »

Le paralysé Fledgeby sent lui-même que c’est le moment de frapper un grand coup, et s’y décide en jetant ces paroles moitié à mistress Lammle, moitié dans l’air : « Je m’estime fort heureux d’avoir été réservé par… » Il s’arrête court ; et mister Lammle, qui l’examine derrière le buisson qu’il forme en rapprochant ses favoris, lui offre le mot : destinée.

« Ce n’est pas cela, répond Fledgeby ; c’est le destin que je voulais dire. Je considère comme très-heureux que le destin ait écrit sur le livre… le livre qui lui est propre, que je doive entendre cet opéra pour la première fois, dans la circonstance mémorable qui me fait y aller avec miss Podsnap. »

À quoi Georgiana répond, en accrochant ses deux petits doigts l’un avec l’autre, et en regardant la nappe : « Je vous remercie ; mais, d’habitude, quand nous allons au théâtre, nous sommes toutes seules, et j’aime beaucoup cela. »

Obligé, pour cette fois, de se contenter de ces paroles, Alfred