Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/356

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— Oserai-je, monsieur, vous demander pourquoi vous vous êtes permis cela ? J’espère que le mot n’a rien qui vous blesse ; c’est vous qui l’avez dit.

— Si j’ai pris cette liberté, miss, c’est parce que je vous porte un intérêt aussi profond que sincère. Je voudrais vous voir toujours parfaite ; je voudrais… Puis-je continuer, miss ?

— Non, monsieur, répondit-elle en s’animant, vous êtes allé déjà trop loin ; et si vous avez quelque générosité, quelque honneur, vous n’en direz pas davantage.

À la vue de cette figure hautaine dont les yeux étaient baissés, de cette respiration rapide, agitant les boucles brunes qui retombaient sur ce cou ravissant, John Harmon aurait sans doute gardé le silence ; c’est ce que fit Rokesmith.

« J’ai voulu, reprit-elle, vous parler une fois pour toutes, et je ne sais comment le faire. J’y ai pensé toute la soirée ; car j’y suis résolue ; je sens que je le dois, et je vous prie, monsieur, de m’accorder un instant. »

Il ne répondit rien. Elle fit un léger mouvement comme pour lui adresser la parole, car elle lui tournait le dos, répétant ce mouvement plusieurs fois, et se décida enfin à lui parler en ces termes :

« Vous savez, monsieur, quelle est ma position ; vous connaissez ma famille ; je n’ai personne que je puisse charger de vous exprimer ce que j’ai à vous dire ; il faut donc que je m’en acquitte moi-même. Est-il généreux, est-il honorable de votre part de vous conduire comme vous le faites envers moi ?

— Il est peu honorable d’être fasciné par vous ; miss ? peu généreux de vous être tout dévoué ?

— C’est au moins déplacé, » dit Bella.

John Harmon, répudié de la sorte, aurait pu trouver qu’il y avait là hauteur et mépris.

« Pardonnez-moi si je poursuis ma pensée, dit le secrétaire, mais je suis contraint de m’expliquer pour me défendre. J’espère que ce n’est pas une faute irrémissible, même de ma part, de vous faire l’honnête déclaration d’un dévouement…

— L’honnête déclaration ! interrompit Bella.

— Pouvez-vous dire le contraire, miss ?

— Je demande à n’être pas questionnée, mister Rokesmith. Vous m’excuserez si je n’accepte pas d’interrogatoire, dit-elle en s’abritant sous un air de dignité blessée.

— C’est peu charitable, miss Wilfer, car ce sont vos paroles qui ont amené cette question ; je veux bien l’écarter, mais ce que j’ai déclaré n’en existe pas moins. Je ne retire pas l’aveu de mon attachement pour vous, d’un attachement aussi vif que profond et dévoué.