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L’AMI COMMUN.

— Ne t’éloigne pas, Charley, dit-elle en serrant la main qu’il voulait lui retirer ; mister Headstone ferait mieux de ne rien dire.

— Tu ne sais pas ce que c’est, reprit l’élève.

— Peut-être bien ; mais cependant…

— Non, non ; si tu le savais tu ne parlerais pas comme cela. Voyons, laisse-moi partir ; sois raisonnable ; tu oublies qu’il nous regarde. »

Elle lui lâcha la main, et Charley s’éloigna après lui avoir recommandé de nouveau d’agir en « fille sensée, de se conduire en bonne sœur. »

Resté seul auprès d’elle, Bradley ne se décida à rompre le silence que lorsqu’elle eut relevé les yeux. « La dernière fois que je vous ai vue, commença-t-il, je vous ai dit qu’il me restait à vous communiquer certaine chose qui pourrait avoir de l’influence sur votre conduite. C’est pour vous en parler que je suis venu ce soir. J’espère que vous ne me jugerez pas d’après l’hésitation qu’il y a dans mes paroles. Vous me voyez à mon grand désavantage ; c’est bien malheureux pour moi, qui voudrais tant briller devant vous, et qui me fais voir sous le jour le plus défavorable. »

Elle se mit à marcher lentement ; et Bradley, mesurant son pas sur le sien, marcha à côté d’elle.

« Il semble égoïste de ma part de m’occuper de moi tout d’abord, reprit-il ; mais quand je vous parle tout ce que je dis est bien loin de ce que je sens, bien différent de ce que je voudrais dire. C’est comme cela ; je ne peux pas l’empêcher. Oh ! vous êtes ma ruine ! »

L’accent passionné de ces derniers mots, et le geste désespéré qui les accompagna, la firent tressaillir. « Oui, poursuivit-il, vous m’avez perdu ; je n’ai plus de ressources dans l’esprit, plus de confiance en moi, plus d’empire sur moi-même quand vous êtes là, ou que je pense à vous ; et j’y pense sans cesse ! Vous ne m’avez pas quitté une seconde depuis l’instant où je vous ai vue. Quel malheureux jour pour moi !

— Je suis désolée, monsieur, de vous avoir fait du mal ; c’est bien sans intention, je vous assure.

— Voyez ! s’écria-t-il avec désespoir ; je voulais vous montrer l’état de mon cœur, et j’ai l’air de vous adresser des reproches ! Soyez indulgente pour moi ; j’ai toujours tort quand il s’agit de vous ; c’est là ma destinée. »

Bien que toujours auprès d’elle, il fit le tour de la place sans rien dire, luttant contre lui-même, et regardant les fenêtres abandonnées, comme s’il y avait eu sur leurs vitres noires quelque phrase qui pût lui venir en aide.