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L’AMI COMMUN.

« Il faut pourtant vous montrer ce que j’ai dans l’âme ! Malgré la nullité dont je fais preuve, il faut que ce soit exprimé. C’est vous qui paralysez tous mes moyens. Je vous supplie de croire que beaucoup de gens ont bonne opinion de moi, qu’il en est qui m’ont en grande estime, que je me suis fait une position que l’on considère comme étant digne d’envie.

— Je n’en doute pas, monsieur ; je le sais depuis longtemps par Charley.

— Veuillez croire, je vous le demande, que si j’offrais ma position telle qu’elle est aujourd’hui, et les sentiments que j’éprouve, à l’une des jeunes femmes les plus estimées, les plus capables, parmi celles qui se livrent à l’instruction, il est probable qu’ils seraient acceptés, même avec empressement.

— Pourquoi ne le faites-vous pas ? demanda Lizzie.

— Il est bien heureux que je ne l’aie pas fait ! dit-il avec exaltation, et en répétant ce geste qui semblait puiser dans son cœur, en prendre le sang et le jeter devant elle. C’est la seule pensée consolante qui me soit venue depuis bien des semaines ; car si je l’avais fait, et que je vous eusse rencontrée, j’aurais brisé ce lien comme un fil. »

Lizzie le regarda avec terreur.

« Pas volontairement, poursuivit Bradley ; pas plus que je ne suis là par l’effet de ma volonté. Vous m’attirez sans que je le veuille. Je serais en prison que vous m’en feriez sortir, je renverserais les murailles pour aller droit à vous. Je serais sur mon lit de mort, qu’attiré par vous, je me lèverais en chancelant, et j’irais tomber à vos pieds. »

L’énergie affolée de cet homme qui ne se contenait plus était vraiment terrible. Il s’arrêta, posa la main sur le petit mur qui entourait le cimetière, et sembla vouloir en arracher les dalles.

« Jusqu’à ce que le moment soit venu, reprit-il avec désespoir, nul ne sait quels abîmes sont en lui. Il est des hommes pour qui ce moment-là ne vient jamais. Qu’ils restent paisibles, et en rendent grâces à Dieu. Pour moi, c’est vous qui l’avez évoqué. Vous avez paru, et le fond de cette mer orageuse a été soulevé, — il se frappa la poitrine — et ne s’est pas calmé depuis lors.

— Assez, monsieur ; permettez que je vous arrête ; cela vaudra mieux pour vous et pour moi ; allons retrouver mon frère.

— Non ; pas encore. Il me faut tout dire ; j’ai souffert mille tortures pour ne m’être pas expliqué. Je vous fais peur… ! C’est l’une de mes misères de ne pas pouvoir vous parler, ni même parler de vous, sans hésiter à chaque syllabe, à moins de rompre mon frein et d’arriver à la démence. Voici l’allumeur du gaz ; il