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L’AMI COMMUN.


— Et cette fille-là s’appelle une bonne sœur ! s’écria l’écolier en la repoussant d’une manière brutale.

— Voilà deux fois, Charley, que tu m’as presque frappée — ne te blesse pas de mes paroles — je ne veux pas dire que ce soit avec intention Dieu m’en préserve ; tu ne t’en doutes pas, j’en suis sûre, mais tu m’as poussée bien fort, chéri.

— Dans tous les cas, poursuivit Charley sans faire attention à cette remontrance, je sais ce que cela signifie, et ne souffrirai pas que tu me déshonores.

— Cela signifie que ce mariage me déplaît ; pas autre chose.

— Ce n’est pas vrai, répondit-il brusquement. C’est ton Wrayburn qui en est cause.

— Charley, je t’en prie ! au nom des jours que nous avons passés ensemble, si tu te les rappelles…

— Je ne veux pas que tu me déshonores, reprit-il d’un ton bourru ; il ne sera pas dit qu’après m’être sorti de la fange, tu m’y feras retomber ; et pour que ta honte ne rejaillisse pas sur moi, je te le déclare, il n’y a plus rien de commun entre nous.

— Que de fois, par une soirée comme celle-ci, même souvent bien plus dure, je me suis assise dans la rue, pour tâcher d’apaiser tes cris ! Si tu ne l’as pas oublié, Charley, reprends tes dernières paroles. Ne me fais pas d’excuses ; dis seulement que tu ne le penses pas, et mes bras et mon cœur te seront toujours ouverts.

— Reprendre mes paroles ! C’est-à-dire que je les répète ; tu es une mauvaise fille ; foncièrement mauvaise ; une méchante sœur, hypocrite et sans âme. C’est fini entre nous, entends-tu bien ; et pour toujours. »

Il leva ses mains ingrates, comme pour dresser une barrière entre sa sœur et lui, et se mettant à courir, il eut bientôt disparu. Lizzie resta immobile et silencieuse à la place où il l’avait laissée, jusqu’au moment où elle fut réveillée par l’heure qui sonnait à l’église. Elle se détourna pour partir ; mais son immobilité, en se brisant, fit jaillir les larmes que le froid égoïsme et le cœur glacé de son frère avaient congelées.

« Que ne suis-je ici avec les morts ! O Charley ! Charley ! c’était donc ainsi que devait finir l’histoire dont nous regardions les images dans le feu ? »

Elle se couvrit la figure de ses mains, et tomba en sanglotant sur le mur du cimetière. Un homme passa près d’elle, la tête inclinée ; puis il se retourna, et s’arrêta pour la voir. C’était un vieillard à la démarche grave, vêtu d’une longue houppelande, et coiffé d’un chapeau à larges bords. Après un instant d’hésitation, il revint sur ses pas, s’approchant d’elle tout doucement, et