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L’AMI COMMUN.

— Montrez-lui donc le mien.

— Oui, cher Alfred. »

Elle prend un autre album, en tourne les feuillets, et met le portrait devant le gentleman.

« C’est le dernier qu’on ait fait ; le trouvez-vous bien ? — Dites à son père de se défier de moi ; je le mérite, car j’ai été du complot tout d’abord. Je vous dis cela pour vous montrer combien le danger est pressant. Hâtez-vous, sauvez la chère petite ; elle est si affectueuse ! Vous n’avez pas besoin de tout dire ; épargnez-moi, ainsi que mister Lammle ; car enfin, la célébration de cet anniversaire a beau être dérisoire, il est cependant mon mari. — Le trouvez-vous ressemblant ? »

Twemlow, frappé de stupeur, feint de comparer le portrait qu’il a sous les yeux avec l’original, tandis que celui-ci le regarde d’un air satanique. « Très-bien, finit par dire le pauvre homme, qui n’arrache cette réponse qu’avec une extrême difficulté.

— Je suis bien aise que vous pensiez ainsi. Quant à moi, c’est celui que je trouve le mieux ; les autres sont beaucoup trop noirs. Par exemple, en voici un…

— Mais je ne comprends pas, balbutie Twemlow, qui, son lorgnon dans l’œil, paraît examiner ce qu’elle lui montre. Comment avertir le père, sans lui dire ce qui en est ? Où faut-il s’arrêter pour ne pas aller trop loin ?… Je… je ne vois pas…

— Dites-lui que je brocante des mariages, que je suis une femme dangereuse, pleine de ruse et d’astuce, que vous en avez la preuve, et que sa fille doit absolument rompre avec moi. Dites-lui à cet égard tout ce qu’il vous plaira ; ce sera la vérité. Vous savez quel homme gonflé de lui-même ; il sera facile d’alarmer son orgueil. Dites-lui tout ce qui, en l’effrayant, pourra le faire veiller sur sa fille. Quant au reste, épargnez-moi. Vous me méprisez, mister Twemlow. Si dégradée que je sois à mes propres yeux, je sens vivement combien j’ai perdu dans votre estime ; mais je n’en ai pas moins en vous la même confiance. Si vous saviez combien de fois aujourd’hui j’ai essayé de vous parler, vous auriez pitié de moi. Je ne vous demande pas de nouvelles promesses ; celle que vous m’avez faite me suffit. Je n’en dis pas davantage, car on me surveille. Si vous consentez à la sauver en parlant à son père, fermez cet album ; je saurai ce que cela voudra dire ; j’aurai l’esprit en repos, et je vous remercierai du fond du cœur. — Alfred, mister Twemlow, est de notre avis ; le dernier portrait lui paraît beaucoup mieux que les autres. »

Alfred s’approche ; les groupes se divisent. Tippins, la char-