Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/303

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un troupeau de bétail par lord Décimus Tenace Mollusque, bannière en tête, au son d’un orchestre qui joue l’air national de Rule Britannia. Pour ne pas fatiguer le lecteur, je passe sous silence une foule d’autres dogmes de leur credo politique.

L’étranger boiteux dut lutter de son mieux contre ces obstacles. Heureusement il n’était pas seul contre tous, car Arthur Clennam l’avait recommandé aux Plornish (il habitait au haut de la maison du maçon), mais néanmoins les choses étaient loin d’être en sa faveur. Cependant les Cœurs-Saignants avaient bon cœur, et quand ils virent le petit boiteux traverser gaiement la cour avec un visage qui respirait la bonne humeur, ne faire de mal à personne, ne jamais montrer aucun des couteaux dont ses poches devaient être pleines, ne pas commettre une foule d’immoralités révoltantes, ne manger guère que de la bouillie et jouer le soir avec les enfants de Mme Plornish, on commença à croire que, bien qu’il ne pût jamais se flatter de devenir le compatriote des Cœurs-Saignants, c’était seulement un malheur pour lui dont il serait injuste de le punir. On voulut bien descendre jusqu’à lui, en l’appelant monsieur Baptiste, tout en le traitant comme un enfant, et en riant aux éclats de l’animation de ses gestes et de son anglais enfantin, d’autant plus que Baptiste ne se formalisait pas et riait avec eux. On lui parlait en criant, comme s’il eût été aussi sourd qu’une cruche. Afin de lui enseigner la langue dans toute sa pureté, on composait à son intention des phrases telles que les sauvages en adressaient au capitaine Cook, ou telles que Vendredi en adressait à Robinson Crusoé. Mme Plornish surtout excellait dans cet art difficile, et elle s’y fit une telle réputation par le génie dont elle fit preuve en inventant cette phrase : « Moi espérer jambe à vous bientôt guérir, » qu’on prétendait qu’il ne s’en fallait de rien qu’elle parlât italien. Mme Plornish elle-même y fut prise, et commença à se figurer qu’elle avait en effet des dispositions naturelles pour apprendre cette langue. À mesure que Baptiste se popularisait davantage, une infinité d’ustensiles de ménage furent mis en réquisition, afin de fournir à l’étranger un riche vocabulaire. Dès qu’il paraissait dans la cour, on voyait des dames se précipiter hors de leurs maisons en criant :

« M. Baptiste théière !

— M. Baptiste pelle !

— M. Baptiste tamis !

— M. Baptiste… cafetière ! »

Les professeurs en jupon exhibaient au même instant les objets énoncés, pour donner à leur élève une idée des difficultés écrasantes que présente l’étude de la langue anglo-saxonne.

Le petit Italien en était là de son éducation ; et il habitait la cour depuis trois semaines environ, lorsqu’il fit une impression favorable sur M. Pancks. Le remorqueur étant monté à la mansarde, accompagné de Mme Plornish en qualité d’interprète, avait trouvé son locataire sculptant un morceau de bois à l’aide de