Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/159

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funte, il désirait savoir s’il devait en conclure que je voulais jeter quelques reproches sur elle, et manquer au respect dû à sa famille. Il devait à l’uniforme qu’il portait de me demander cette explication.

« Cet homme avait une commission dans l’armée ; une commission achetée avec mon argent, avec la misère de sa sœur ! C’était lui qui avait été le plus acharné dans le complot pour m’enlacer et pour s’approprier ma fortune. C’était pour lui surtout, et par lui, que sa sœur avait été forcée de m’épouser, quoiqu’il sût bien qu’elle avait donné son cœur à ce jeune homme sentimental. — Il devait à son uniforme ! — Son uniforme ! La livrée de sa dégradation ! Je tournai mes yeux vers lui, je ne pus pas m’en empêcher, mais je ne dis pas un mot.

« Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa contenance. C’était un homme hardi, et pourtant son visage devint blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près de lui, et comme je me mis à rire (j’étais très-gai alors), je le vis tressaillir. Je sentis que la folie s’emparait de moi : lui, il avait peur.

« Vous aimiez beaucoup votre sœur quand elle vivait, lui dis-je. Vous l’aimiez beaucoup ? »

« Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis que sa main droite serrait le dos de sa chaise ; cependant il ne répondit rien.

« Misérable ! m’écriai-je, je vous ai deviné ! J’ai découvert votre complot infernal contre moi. Je sais que son cœur était avec un autre lorsque vous l’avez forcée de m’épouser. Je le sais, je le sais ! »

« Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me cria de reculer ; car je m’étais approché de lui, tout en parlant.

« Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais bouillonner dans mes veines le tumulte des passions ; j’entendais le vieux chuchotement des esprits qui me défiaient d’arracher son cœur.

« Damnation ! m’écriai-je en me précipitant sur lui. J’ai tué ta sœur ! Je suis fou ! Mort ! Mort ! Du sang, du sang ! J’aurai ton sang ! »

« Je détournai la chaise, qu’il me lança dans sa terreur ; je l’empoignai corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le plancher.

« Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort ; il combat-