Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/160

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tait pour sa vie, et moi j’étais un fou puissant, altéré de vengeance. Je savais qu’aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j’avais raison, raison, raison ! quoique fou ! Sa résistance s’affaiblit ; je m’agenouillai sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou musculeux ; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la tête, et il tirait la langue comme s’il voulait se moquer. Je serrais toujours plus fort.

« Tout à coup la porte s’ouvrit avec un grand bruit ; beaucoup de gens se précipitèrent dans la chambre en criant : « Arrêtez le fou ! » Mon secret était découvert ; il fallait lutter maintenant pour la liberté ; je fus sur mes pieds avant que personne pût me saisir ; je m’élançai parmi les assaillants, et je m’ouvris un passage d’un bras vigoureux. Ils tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une massue. Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe ; en un instant j’étais dans la rue.

« Je courus devant moi, droit et roide, et personne n’osait m’arrêter. J’entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de vitesse. Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je m’éloignais, et enfin il s’éteignit entièrement. Moi, je bondissais toujours par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient les airs et qui étaient répétés par les êtres étranges dont j’étais entouré. Les démons m’emportaient dans leurs bras, au milieu d’un ouragan qui renversait en passant les haies et les arbres ; ils m’emportaient en tourbillonnant, et je ne voyais plus rien autour de moi, tant j’étais étourdi par le fracas et la rapidité de leur course. À la fin, ils me lancèrent loin d’eux, et je tombai pesamment sur la terre.

« Quand je me réveillai, je me trouvai ici… ici dans cette gaie cellule, ou les rayons du soleil viennent rarement, où les rayons de la lune, quand ils s’y glissent, ne servent qu’à me faire mieux voir les ombres menaçantes qui m’entourent, et cette figure silencieuse, toujours debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis entendre quelquefois des cris étranges, des gémissements affreux, qui retentissent dans ces grands bâtiments antiques. Ce que c’est, je l’ignore ; mais ils ne viennent pas de cette pâle figure et n’ont aucun rapport avec elle, car depuis les premières ombres du crépuscule jusqu’aux lueurs matinales de l’aurore, elle reste immobile à la même