Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/202

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tres, que je ne veux pas nommer ; mais, après tout, il n’en est rien résulté.

— Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre temps ? »

— Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une grimace fort compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir : hélas ! je suis le dernier de ma famille.

— Était-elle nombreuse ?

— Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous tenant droits comme des i. Quelle différence avec vos avortons modernes ! Et nous avions reçu un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire moi-même), un si beau poli, qu’il vous aurait réjoui le cœur.

— Et que sont devenus les autres, monsieur ? »

Le vieux gentleman appliqua son coude à son œil, et répondit tristement : « Défunts ! Tom, défunts ! Nous avons fait un rude service, et ils n’avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des rhumatismes dans les pieds et dans les bras, si bien qu’on les a relégués à la cuisine et dans d’autres hôpitaux. L’un d’eux, par suite de longs services et de mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu’on prit le parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom !

— Épouvantable ! »

Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la violence de ses émotions. Enfin, il continua en ces termes :

« Il ne s’agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin d’aventurier. Aussitôt qu’il aurait épousé la veuve, il vendrait tout le mobilier, et il s’en irait. Qu’arriverait-il ensuite ? Elle serait abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la boutique de quelque brocanteur.

— Oui, mais…

— Ne m’interrompez pas, Tom. J’ai de vous une opinion bien différente. Je sais que si une fois vous étiez établi dans une taverne vous ne la quitteriez jamais, tant qu’il y resterait quelque chose à boire.

— Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, monsieur.

— C’est pourquoi, reprit le vieux gentleman d’un ton doctoral, c’est pourquoi vous l’épouserez et il ne l’épousera point.

— Et qui l’en empêchera ? demanda Tom avec vivacité.

— Une petite circonstance : il est déjà marié.