Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/299

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vinrent à tomber sur les portes vitrées de l’armoire de chêne. « Ah ! se dit-il, si je n’avais pas été obligé de prendre ce vilain bahut à l’estimation du vieux brocanteur, j’aurais pu avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut à l’armoire, seulement parce qu’il n’avait personne autre à qui parler ; s’il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse qu’elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de rien. » Il avait à peine prononcé ces paroles qu’un son, ressemblant à un faible gémissement, parut sortir de l’armoire. Notre homme en fut effrayé d’abord, mais réfléchissant ensuite que ce bruit devait être produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il mit ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de terre. En ce moment le même son fut répété, l’une des portes vitrées s’ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l’armoire, la figure d’un grand homme, couvert de vêtements sales et déchirés. Son visage pâle et maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur de sa peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin, quelque chose qui n’appartenait pas à un habitant de ce monde. « Qui êtes-vous ? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de manière à ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui êtes-vous ? — Ne me jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me viser en plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne frapperait que le fond de l’armoire. Je suis un esprit. — Et que me voulez-vous, s’il vous plaît ? repartit le locataire d’une voix tremblante. — Dans cette chambre, répliqua l’apparition, s’est consommée ma ruine terrestre. Dans cette chambre, j’ai été réduit à la mendicité, ainsi que mes enfants. Dans cette armoire s’accumulèrent chaque année les papiers d’un long, d’un éternel procès. Dans cette chambre, lorsque je mourus de chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se partagèrent les richesses pour lesquelles j’avais empoisonné mon existence, et dont ils ne laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai si bien épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces lieux ; et depuis, afin de revoir le théâtre de mes longues misères, j’y reviens toutes les nuits, seule époque où je puisse encore visiter votre planète. Cet appartement est à moi. Laissez-le-moi. — Si vous insistez pour revenir dans cette chambre,