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NICOLAS NICKLEBY.

deux frères ; mais écoutez ce qu’il a à nous dire. — L’enfant dont ces Messieurs ont parlé… — Cet enfant ! répéta Ralph les yeux hagards. — L’enfant que j’ai vu étendu sur son lit, et qui est maintenant dans la tombe… — Qui est maintenant dans la tombe… répéta Ralph comme un homme qui parle haut en rêvant. Brooker leva les yeux et joignit les mains.

— Cet enfant était votre fils unique, j’en atteste le ciel.

Ralph, la figure bouleversée, regarda fixement Brooker, mais il ne prononça pas une parole.

— Messieurs, poursuivit Brooker, je ne cherche pas à m’excuser. Si je vous dis que j’ai été aigri par les mauvais traitements, c’est parce que c’est une circonstance essentielle de mon récit, et non pour pallier mon crime.

Il s’arrêta comme pour rappeler ses souvenirs.

— Il y a environ vingt-cinq ans, Messieurs, parmi ceux qui faisaient des affaires avec cet homme, il y avait un homme, rude buveur, grand chasseur de renards, qui avait dissipé sa fortune, et gaspillait celle de sa sœur. Tous deux étaient orphelins ; elle demeurait avec lui, et tenait sa maison. Ralph allait souvent les voir et passer plusieurs jours à leur habitation du Leicestershire. La demoiselle n’était pas jeune, mais elle était belle et riche, et Ralph finit par l’épouser. L’amour du gain qui lui avait fait contracter ce mariage l’engagea à le tenir secret ; car une clause du testament de leur père stipulait que si la sœur se mariait sans le consentement de son frère, les biens passeraient à une autre branche de la famille. Le frère ne voulait accorder son consentement qu’en échange d’une somme considérable. M. Nickleby refusait de la donner, et il décida sa femme à attendre la mort de son frère pour rendre leur mariage public.

Cependant ils eurent un fils. On le mit en nourrice dans un village éloigné, et sa mère ne le vit qu’une ou deux fois à la dérobée. Quant à son père, tourmenté de la soif de l’or, attendant chaque jour la mort de son beau-frère malade, il n’alla jamais voir l’enfant, afin de ne pas éveiller les soupçons.

La femme de M. Nickleby le pressait de faire connaître leur union, et il s’y refusait toujours. Elle habitait une maison de campagne isolée, Ralph demeurait à Londres, et se livrait à ses spéculations. De violentes querelles, de mutuelles récriminations rendaient les deux époux odieux l’un à l’autre, et au moment où la mort du frère allait mettre un terme à leurs discussions, la femme disparut avec un amant.