Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/198

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— Eh bien ! c’est elle qui est la demoiselle dont je parle, » dit le frère Charles.

Comme le fameux perroquet de la foire, Nicolas ne put prononcer un mot, mais il n’en pensait pas moins.

« C’est la fille, dit M. Cheeryble, d’une dame que j’ai connue elle-même jeune, belle et demoiselle ; elle avait quelques années de plus que moi, et je vous avouerai que je… c’est un mot qui me coûte à prononcer aujourd’hui… je l’aimais tendrement : cela va peut-être vous faire rire d’entendre une tête grise comme moi parler d’amour, mais je ne m’en fâcherai pas ; je sais bien que lorsque j’avais votre âge j’en aurais fait autant.

— Je n’en ai point du tout envie, croyez-le bien, dit Nicolas.

— Elle avait une sœur, continua M. Cheeryble, qui allait épouser, quand elle mourut, mon cher frère Ned ; elle aussi, elle est morte maintenant comme sa sœur, et voilà bien des années. Celle dont je vous parle se maria… par inclination, et Dieu sait que si mes prières avaient eu auprès de lui quelque pouvoir, la vie de la pauvre femme aurait été une vie de bonheur. »

Il y eut ici un court silence que respecta Nicolas. Le vieux gentleman reprit avec calme :

« S’il avait suffi des vœux et des espérances que je formais sincèrement du plus profond de mon cœur pour épargner à mon rival préféré les épreuves de l’adversité, lui aussi il n’aurait eu qu’une vie de paix et de bonheur ; mais qu’il vous suffise de savoir qu’il en fut tout autrement… Hélas ! non, elle ne fut pas heureuse… Ils tombèrent bientôt dans des embarras d’affaires et des difficultés sans nombre. Un an avant sa mort, elle se vit réduite à venir faire un appel à mon ancienne amitié ; elle était bien changée, cruellement changée, abattue par la souffrance et les mauvais traitements ; l’âme brisée comme le corps par le chagrin. Il s’empara de l’argent que, pour procurer à sa femme une heure de tranquillité d’esprit, j’aurais prodigué sans ménagement. Que dis-je, il l’envoya souvent en rechercher encore après ; et, tout en le gaspillant pour ses plaisirs, il faisait, du succès même des prières que sa femme m’adressait, un sujet de plaisanteries cruelles et de reproches amers ; il savait bien, disait-il, qu’elle se repentait cruellement du choix qu’elle avait fait ; qu’au fond elle ne l’avait épousé que par des motifs d’intérêt et de vanité (c’était dans sa jeunesse, au moment où elle le prit pour époux, un gai viveur lancé dans le grand monde), et il cherchait à rejeter sur elle de la manière la plus injuste et la plus dure les causes de cette ruine et de cette décadence dont sa mauvaise conduite était seule coupable. À l’époque dont je