Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/199

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vous parle, la demoiselle en question n’était encore qu’une toute petite fille, et je ne la revis plus jusqu’au jour où vous l’avez rencontrée ici vous-même ; mais mon neveu Frank… »

Nicolas tressaillit, s’excusa, en balbutiant, de cette émotion involontaire et pria son patron de continuer.

« Mon neveu Frank, disais-je donc, reprit M. Cheeryble, la rencontra aussi par hasard et la perdit de vue, une minute après, pendant les deux jours qui suivirent son retour en Angleterre ; son père alla cacher sa vie dans un coin obscur pour échapper à ses créanciers. Malade, pauvre, aux portes du tombeau, elle, pendant ce temps-là, cette enfant digne d’un meilleur père (Dieu nous pardonne ce souhait qui semble accuser sa sagesse !) ne recula devant aucune privation, bravant la honte et la misère, tout ce qu’il y a de plus effrayant pour un jeune cœur si pur et si délicat, afin de pouvoir le soutenir, n’ayant au milieu de ses peines d’autre auxiliaire dans l’accomplissement de ses devoirs pénibles qu’une fidèle servante autrefois aide de cuisine dans la maison, maintenant leur unique domestique, mais bien digne par sa loyauté et son dévouement d’être, oui, monsieur, d’être la femme de quelque Tim Linkinwater. »

Après cet éloge fait en l’honneur de la pauvre servante avec une énergie et une complaisance impossibles à décrire, frère Charles se renversa sur sa chaise et continua jusqu’à la fin son récit avec plus de sang-froid.

En voici la substance : résistant avec une noble fierté à toutes les offres de secours et de pension que pouvaient lui faire les amis de feu sa mère, parce qu’il y mettaient pour condition de quitter le misérable qui était après tout son père, et serait resté par là sans ressources et sans amis ; renonçant même par un instinct de délicatesse à vouloir intéresser en leur faveur le cœur noble et loyal que détestait son père et dont il avait outragé les intentions nobles et généreuses par des interprétations calomnieuses, la jeune fille avait lutté seule et sans appui pour le nourrir du fruit de son travail. Au sein de la pauvreté et de l’affliction dont elle était accablée, ses mains infatigables n’avaient jamais quitté sa tâche incessante. Jamais les fantaisies bourrues d’un malade qui n’avait pour se soutenir ni les souvenirs consolants du passé ni l’espérance de l’avenir n’avaient lassé sa patience. Jamais elle n’avait regretté l’existence plus douce qu’on lui avait offerte et qu’elle avait refusée. Jamais elle ne s’était plainte de la destinée pénible qu’elle avait volontairement acceptée. Tous les petits talents qu’elle avait pu acquérir dans des jours plus heureux, elle les avait mis à contribution et pratiqué dans un seul