Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/224

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

triompher de la résistance de toute la famille de sa mère. Ils avaient pour eux leur crédit et leurs richesses ; mais, moi, j’avais ma volonté, et cela me suffisait.

— Voilà encore, répliqua Ralph d’un ton aussi adouci que pouvait le permettre son caractère, que vous ne m’avez pas laissé parler jusqu’au bout. Vous êtes un homme tout à fait propre à briller dans le monde. Vous avez encore bien des années devant vous, du moins si vous viviez plus librement, au grand air, sous un ciel plus pur et dans une société de votre choix. La gaieté est votre élément. Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous en avez donné la preuve. Eh bien ! à vous les plaisirs de la mode et la liberté, à vous la France avec une pension qui vous permettrait d’y trouver les jouissances du luxe ; vous auriez encore un long bail à faire avec la vie ; ou plutôt vous renaîtriez à une nouvelle existence. Vous avez déjà fait autrefois du bruit à Londres par votre goût pour la dépense et le plaisir. Vous pourriez briller encore sur un nouveau théâtre en mettant à profit l’expérience du passé, et vivre un peu aux dépens des autres au lieu de laisser les autres vivre à vos dépens. Maintenant, retournons la médaille ; qu’avez-vous à attendre d’un refus ? Rien autre chose qu’une pierre tumulaire dans le cimetière voisin ; quand ? peut-être dans vingt ans, peut-être dans deux ans, c’est ce que je ne sais pas : voilà tout. »

M. Bray restait le coude appuyé sur le bras de son fauteuil et la main devant la figure.

— Je parle franchement, dit Ralph en s’asseyant auprès de lui, parce que je sens vivement. Il est de mon intérêt que vous donniez votre fille en mariage à mon ami Gride, parce qu’alors il me paye, au moins il me paye en partie. Vous voyez que je ne m’en cache pas ; je joue cartes sur table ; mais vous aussi vous avez votre intérêt à faire adopter ce parti à votre fille ; ne perdez point cela de vue. Elle fera peut-être quelque objection, quelque représentation. Elle pleurera, elle dira qu’il est trop vieux, que ce serait la rendre malheureuse pour toute la vie ; mais alors qu’arrive-t-il ? »

Quelques gestes échappés au malade montraient que chacun de ses arguments portait coup et qu’il n’en perdait pas une syllabe, pas plus que Ralph ne perdait le moindre signe qui pouvait trahir les secrets sentiments de M. Bray.

« Je vous disais donc, poursuivit l’usurier artificieux, si elle ne l’épouse pas, qu’arrive-t-il ? ou du moins que doit-il arriver ? Certes, une fois vous mort, les gens que vous détestez feraient son bonheur ; mais pouvez-vous en supporter la pensée ?