Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/262

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des allées et venues perpétuelles des passants, il conserve un calme impassible ; sa figure ne laisse pas percer la moindre émotion, pas même l’expression de l’ennui, bien moins encore, aux yeux de l’observateur superficiel, la plus légère marque d’intérêt à ce qui se fait : il est là sur sa chaise, tranquille et recueilli. Quelquefois, mais bien rarement, il salue de la tête une figure qui passe, ou fait signe à un domestique d’aller voir ce qu’on lui veut à une table où on l’appelle ; mais c’est pour retomber, le moment d’après, dans son état habituel d’insensibilité. Est-ce un vieux monsieur, sourd comme un pot, qui est venu se reposer là ? cela pourrait bien être ; est-ce une personne qui attend patiemment un ami en retard, sans faire seulement attention aux gens qui sont là ? est-ce un malade atteint de catalepsie, ou pétrifié par l’usage de l’opium ? Tout le monde se retourne pour le regarder. Lui, il ne fait pas un geste, pas un mouvement d’yeux ; il laisse passer les uns, puis les autres, puis les autres encore, sans y faire seulement attention. Quand il bouge, par hasard, on se demande comment il a fait pour voir ce qui l’a dérangé de ses habitudes, et, de fait, il a l’air aveugle autant que sourd. Eh bien ! il n’y a pas un visage qui entre ou qui sort sans qu’il l’ait vu ; il ne se fait pas un geste aux trois tables qui lui échappe ; les banquiers ne disent pas un mot qui soit perdu pour ses oreilles ; il n’y a pas un gagnant ni un perdant qu’il n’enregistre dans sa mémoire : c’est le propriétaire du lieu.

L’autre préside la table de la roulette. Il a probablement dix ans de moins que le premier. C’est un gaillard trapu, ventru, l’air robuste, la lèvre inférieure un peu retroussée, peut-être par l’habitude de compter en dedans l’argent à mesure qu’il le paye ; mais, au fond, sa mine n’est pas déplaisante, elle serait plutôt honnête et franche. Il a mis habit bas, parce qu’il fait chaud, et se tient debout derrière la table, avec un rempart d’écus de toutes les dimensions devant lui, sans compter un petit coffre à billets de banque. Il n’y a pas d’interruption dans le jeu. Vingt joueurs environ parient à la fois. L’homme fait rouler la bille, compte l’argent des enjeux, les retire de la couleur perdante, paye les gagnants, et tout cela en un clin d’œil ; recommence à faire rouler la bille, et tient toujours les joueurs en haleine. Quelle promptitude merveilleuse ! et jamais d’hésitation, jamais d’erreur, jamais de temps d’arrêt, jamais de repos dans la répétition de ces phrases incohérentes que l’habitude, et peut-être le besoin d’avoir toujours quelque chose à dire pour entretenir le jeu, lui fait réciter constamment, avec la même