Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/273

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du désordre de son esprit, elles lui laissaient une impression bienfaisante. Il n’avait pas à réprimer chez lui le vil sentiment de la peur, mais la colère qui le possédait devenait plus calme, à mesure qu’il jetait les yeux autour de lui, et, quoique toutes les illusions qu’il s’était faites autrefois sur son indigne précepteur de corruption fussent maintenant dissipées, il aurait mieux aimé ne l’avoir jamais connu que d’en être venu à cette extrémité.

La nuit passée, le jour de la veille, bien d’autres jours, bien d’autres nuits encore se confondaient dans sa mémoire en un tourbillon vertigineux. Il lui était impossible de distinguer les temps et les époques. Tantôt le bruit des roues sur le macadam frappait ses oreilles d’une harmonie sauvage dans laquelle il croyait reconnaître des bribes d’airs oubliés. Tantôt il n’entendait plus rien qu’un son étourdissant, semblable à celui d’un torrent qui s’écoule. Mais son compagnon n’avait qu’à railler son silence, et ils recommençaient à causer et à rire avec des éclats bruyants. Quand ils s’arrêtèrent, il fut tout étonné de se trouver un cigare à la bouche : il eut besoin de réfléchir pour se rappeler où et quand il s’était mis à fumer.

Ils s’arrêtèrent donc à la porte de l’avenue et mirent pied à terre, laissant la voiture aux soins du domestique, garçon dégourdi, qui n’était guère moins accoutumé que son maître à ces expéditions clandestines. Sir Mulberry y était déjà avec son témoin. Ils marchèrent tous les quatre, dans un profond silence, le long des ormes qui, s’élevant en berceau au-dessus de leurs têtes, formaient une longue perspective d’arceaux gothiques, couronnés de verdure, s’ouvrant au loin, comme une brèche dans les ruines, sur un ciel pur.

Après une courte halte, occupée à quelques paroles échangées entre les témoins, enfin ils tournèrent à droite, suivirent un sentier à travers une petite prairie, passèrent près de Ham-House, pour arriver à un champ, derrière la maison. C’est là qu’ils s’arrêtèrent. On mesura l’espace, on accomplit quelques formalités réglées par le code de l’honneur : les deux adversaires furent placés en face, à la distance convenue, et sir Mulberry tourna les yeux, pour la première fois, vers son jeune ami. Il le vit pâle, les yeux injectés de sang, les vêtements en désordre, la tête échevelée. Ce n’était peut-être que les suites d’une journée fatigante et d’une nuit sans sommeil. Quant à sa figure, elle n’exprimait que la colère et la haine. Il porta la main devant ses yeux, pour regarder en face, quelques minutes, d’une contenance ferme, l’ennemi qu’il avait devant lui, prit l’arme qu’on lui présenta, baissa l’œil sur le point de mire, et