Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/328

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cruel, mais dans l’état où il est ! Écoutez, monsieur Bray, il ne peut tarder à mourir et à faire de sa femme une veuve jeune et riche ; que Mlle Madeleine consulte aujourd’hui votre goût, demain ce sera le sien qu’elle consultera à son tour dans le choix d’un mari.

— C’est vrai, c’est vrai, dit Bray en se rongeant les ongles, et visiblement mal à son aise. Je ne pouvais rien faire de mieux pour elle que de lui donner le conseil d’accepter ces propositions, n’est-il pas vrai ? Je vous le demande, Nickleby, vous qui connaissez le monde, n’est-ce pas que je ne pouvais rien faire de mieux ?

— Assurément, répliqua Ralph. Et d’ailleurs, monsieur, ne savons-nous pas bien qu’il y a cent pères à deux lieues à la ronde, je dis des plus huppés, des gens bien placés, riches, solides, qui seraient charmés de donner leurs filles, et encore du retour par-dessus le marché, à cet homme que vous voyez là-bas avec sa mine de babouin ou de momie.

— Je le crois bien qu’il y en a ! s’écria Bray saisissant avec avidité une occasion de se justifier à lui-même sa résolution dénaturée. C’est ce que je n’ai cessé de lui répéter hier au soir et ce matin.

— Et vous lui avez dit la vérité, et vous aviez raison. Cependant, si vous voulez que je vous parle franchement, moi, si j’avais une fille, et que ma liberté, mon plaisir, bien mieux, ma santé même et ma vie dépendissent de son mariage à ma guise, j’espère bien que je n’aurais pas besoin de lui pousser des arguments pour la faire consentir à mes désirs. »

Bray regarda Ralph comme pour voir s’il parlait sérieusement, et faisant de la tête un signe ou deux d’assentiment aux paroles qu’il venait d’entendre.

« Il faut, dit-il, que je monte quelques minutes pour finir ma toilette. Quand je redescendrai, je vous amènerai Madeleine. À propos, savez-vous que j’ai eu un drôle de rêve cette nuit ; voilà que je me le rappelle à présent, pour la première fois. Figurez-vous que je croyais être déjà à ce matin ; nous venions, vous et moi, de causer ensemble, comme nous faisons en ce moment même. Je montai l’escalier, justement pour le motif qui fait que je vous quitte. Je tendis ma main à Madeleine pour prendre la sienne et l’emmener, mais voilà que le plancher manque sous mes pas, je tombe d’une hauteur incommensurable, une de ces hauteurs fabuleuses qu’on ne rencontre que dans les songes, et je me trouve au bout du compte, où cela ? dans un tombeau !

— Bon ! et puis après cela vous vous éveillez, et vous vous