Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/350

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’émotion, il se retourna pour regarder en face l’usurier moins hardi qui ne s’était pas encore relevé de sa chute.

Le misérable couard, qui tremblait encore de tous ses membres et dont les rares cheveux gris s’agitaient et se hérissaient sur sa tête sous l’empire de sa terreur, vacillait sur ses jambes en rencontrant l’œil fixe de Ralph, et, se cachant la face dans ses deux mains, protesta, en se traînant vers la porte, qu’il n’y avait point de sa faute.

« Et qui vous dit le contraire ? répondit Ralph d’une voix sourde, qui vous dit le contraire ?

— C’est que vous me regardez d’un air ! reprit Gride timidement ; on eût dit que vous trouviez à me blâmer dans tout ceci.

— Bah ! murmura Ralph avec un rire forcé, s’il y a quelqu’un à blâmer, c’est lui, de n’avoir pas vécu seulement une heure de plus ; une heure de plus, il ne nous en fallait pas davantage. Il n’y a personne à blâmer que lui.

— N…o…n, personne, n’est-il pas vrai ? dit Gride.

— C’est un malheur, voilà tout, répliqua Ralph, mais j’ai un vieux compte à régler avec ce jeune gars qui vous a soufflé votre maîtresse. Ce n’est pas pour ses rodomontades de tout à l’heure, car nous en aurions eu bientôt raison sans ce maudit accident. »

Il y avait dans le calme des paroles de Ralph quelque chose de si peu naturel, quand on le comparaît avec sa physionomie et l’expression de ses traits, dont chaque nerf, chaque muscle, contractés par des mouvements spasmodiques, trahissaient, en dépit d’eux, des passions terribles à voir ; il y avait quelque chose de si peu naturel, de si effrayant dans le contraste de sa voix rude, lente, ferme, entrecoupée seulement par la respiration haletante d’un ivrogne qui détache péniblement chaque mot, avec les traces visibles des passions les plus sauvages se révoltant contre la contrainte qu’on leur impose, que, si le cadavre de Bray était venu se planter à sa place devant le malheureux Gride, il ne l’aurait pas épouvanté davantage.

« Et la voiture, dit Ralph après une lutte intérieure aussi violente qu’un homme qui se débat contre un accès d’épilepsie, est-elle toujours à la porte ? »

Gride fut charmé de ce prétexte pour aller voir à la fenêtre, pendant que Ralph, immobile de l’autre côté, mettait en pièces sa chemise, de la main qu’il tenait contre sa poitrine, et murmurait d’une voix rauque :

« Deux cent cinquante mille francs ! C’est bien deux cent cinquante mille francs qu’il m’a dit ! Juste la somme que j’ai en