Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/355

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« Le malheur est consommé, dit-il : la maison a fait banqueroute. Je vois ce que c’est. Le bruit s’en sera répandu dans la Cité dès hier soir, et les Cheeryble en auront eu vent. C’est bien, c’est bien. »

Il parcourut à grands pas sa chambre dans une agitation violente, puis s’arrêta.

« Deux cent cinquante mille francs ! et je ne les avais déposés là que pour un jour, un seul jour ! Que d’années de soucis et de peines, que de jours cuisants, que de nuits sans sommeil m’ont coûté ces deux cent cinquante mille francs ! Deux cent cinquante mille francs ! Que de belles dames aux joues fardées seraient venues me caresser de leurs sourires ! Que de prodigues imbéciles seraient venus m’offrir leurs compliments du bout des lèvres, tout en me maudissant du fond du cœur, pendant le temps qu’il me fallait pour doubler mon capital ! Comme je les aurais pincés, moulus, broyés à plaisir, tous ces emprunteurs nécessiteux, à la langue dorée, aux yeux câlins, aux épîtres courtoises ! Vous n’avez qu’à croire le sot langage du monde : ils vous disent tous que les gens comme moi sont obligés d’acheter leur richesse par bien des dissimulations et des bassesses, en s’humiliant, en flattant, en rampant comme des chiens couchants. Et c’est tout le contraire. Qui peut dire tous les mensonges, tous les détours vils et abjects, toutes les adulations que m’auraient valus encore mes deux cent cinquante mille francs de la part d’un tas de parvenus qui, sans mon argent, me tourneraient le dos avec mépris, comme ils font chaque jour à des gens qui valent mieux qu’eux ? Et si je les avais doublés, gagné cent pour cent, changé ma pièce d’or en un double louis, il n’y aurait pas dans tous mes sacs un écu qui ne représentât deux cent cinquante mille faussetés méprisables, commises, non pas par le créancier, non, non, n’en croyez rien, mais par le débiteur, l’honnête, le libéral, selon vous, le généreux, le confiant débiteur qui se croirait déshonoré de mettre de côté une pièce de dix sous de son revenu. »

C’est ainsi que, pour donner le change à ses regrets amers, Ralph, en se promenant à grands pas dans la chambre, versait sur les pratiques ordinaires du monde ses sarcasmes les plus amers. Mais à mesure qu’il ramenait son esprit à la pensée de sa perte récente, il montrait un cœur et un visage moins résolus, tant qu’enfin se laissant tomber sur son fauteuil dont il faisait craquer les bras dans son étreinte nerveuse :

« J’ai vu le temps, dit-il, où rien n’aurait pu m’émouvoir comme la perte de cette grosse somme, non rien au monde. Les