Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/406

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tenu à une petite distance, sans dire un mot, sans faire le moindre bruit, le moindre geste.

« Messieurs, dit Brooker, je ne cherche pas à m’excuser : il y a longtemps que je me suis condamné moi-même. Quand je vais vous raconter mon histoire, peut-être me plaindrez-vous d’avoir été entraîné par des traitements odieux à sortir de mon naturel ; mais, si je le fais, c’est seulement parce que je vous dois un récit détaillé, ce n’est pas pour me blanchir devant vous. Je suis coupable. »

Il s’arrêta pour se recueillir, détourna les yeux loin de Ralph pour les porter vers les frères, à qui il s’adressa ainsi d’un ton humble et soumis :

« Parmi les personnes qui faisaient des affaires avec cet homme, il peut y avoir de vingt à vingt-cinq ans, messieurs, il y avait un gentleman, grand chasseur, grand buveur, qui, après avoir gaspillé sa fortune, était bien aise de traiter de même celle de sa sœur. Ils n’avaient plus l’un et l’autre ni père ni mère : ils vivaient ensemble ; c’était lui qui tenait la maison. À cette époque, monsieur que voilà (montrant Ralph), peut-être pour bien asseoir son influence, peut-être pour amener la demoiselle à ses fins, je n’en sais rien, fréquentait souvent leur maison dans le comté de Leicester, et venait y passer plusieurs jours de suite. Ils avaient eu beaucoup de rapports ensemble, il en avait peut-être encore ; ou peut-être venait-il seulement pour ravauder les affaires de son client, qui étaient en fort mauvais état ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y perdait pas. La demoiselle, sans être très jeune, était, dit-on, une belle personne et possédait une jolie fortune. Dans la suite des temps il l’épousa. Comme il ne l’avait épousée que par intérêt, il tint par la même raison son mariage secret, car il y avait dans le testament du père une clause qui disait que, si elle se mariait contre le consentement de son frère, le bien dont elle avait seulement l’usufruit tant qu’elle resterait fille passerait tout entier à une autre branche de la famille. Or, le frère ne voulait pas donner son consentement, il voulait le vendre, et un bon prix. M. Nickleby ne voulait pas entendre parler de ce sacrifice : ils continuèrent donc de tenir leur mariage secret et d’attendre qu’il se cassât le cou en tombant de cheval, ou qu’il attrapât une bonne fièvre chaude par suite de ses excès. Il n’en fit rien, et pendant ce temps-là un fils naquit de ce mariage clandestin. On mit l’enfant en nourrice, bien loin de là. La mère ne le vit en tout qu’une fois ou deux, à la dérobée. Le père, dans sa soif d’argent, se croyant à la veille de mettre la main dessus, car son