Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/65

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La gaieté de cette petite fête n’empêcha pas les bons frères d’évoquer un souvenir plus grave à l’occasion de ce jour anniversaire où se mêlaient pour eux le plaisir et la peine. Nicolas se sentit ému à la fois et du sujet de l’incident et de la manière simple et franche dont ils satisfirent à ce pieux devoir. Quand on eut ôté la nappe et mis en circulation les flacons, il se fit un profond silence, et la face joyeuse des frères Cheeryble prit une expression, je ne dirai pas de tristesse, mais de regret sérieux, peu ordinaire dans un festin. Nicolas, frappé de ce changement subit, ne savait où en chercher la cause, lorsque tous deux se levèrent ensemble, et que celui qui occupait le haut bout de la table, s’inclinant vers l’autre, lui dit à voix basse, comme pour montrer que c’était à lui seul que s’adressaient ses paroles :

« Frère Charles, mon brave et cher camarade, ce jour nous ramène tous les ans un autre souvenir qui ne doit jamais être oublié, qui ne peut jamais être oublié, ni de vous, ni de moi. Le même jour, qui nous a donné un ami si fidèle, si excellent, si incomparable, nous a ravi à tous deux la meilleure, la plus tendre des mères. Plût à Dieu qu’elle eût assez vécu pour voir aujourd’hui notre prospérité et la partager avec nous ! Plût à Dieu que nous eussions pu lui faire connaître toute l’étendue de notre affection pour elle au sein de la fortune, comme nous avons essayé de le faire dans la pauvreté de notre première jeunesse ! mais Dieu ne l’a pas voulu. Mon cher frère, à la mémoire de notre mère !

— Braves gens ! pensa Nicolas ; et dire que parmi les personnes de leur rang, il y en a je ne sais combien qui, les connaissant comme ils les connaissent, ne voudraient pas pour tout au monde les inviter à dîner, parce qu’ils mangent avec leurs couteaux et ne sont jamais allés au collège ! »

Mais on n’avait pas le temps de philosopher, car la gaieté avait repris son tour, et le flacon de porto se trouvant bientôt vide, frère Ned tira la sonnette : le maître d’hôtel ne tarda pas à reparaître.

« David, dit frère Ned.

— Monsieur ? répondit le maître d’hôtel.

— Une bouteille de tokay, David, pour boire à la santé de M. Linkinwater. »

À l’instant même, par un trait d’habileté qui était en possession, depuis plusieurs années, de faire l’admiration générale de la société, le maître d’hôtel apoplectique, ramenant sa main gauche, cachée derrière le bas de son dos, la montra munie de la bouteille demandée, avec le tire-bouchon déjà planté au cœur.