Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/95

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casion pour un homme de se donner du plaisir, quand est-ce donc qu’il s’en donnera ? hein ? sapristi ! je vous le demande. »

Et pour commencer à se donner du plaisir, sans perdre de temps, M. Browdie appliqua un gros baiser sur les joues de sa femme et eut bien du mal à en prendre un à miss Squeers, qui l’égratignait bel et bien en luttant contre cette douce violence avec un courage de Lucrèce. Ce ne fut qu’en arrivant à la Tête de Sarrazin qu’il sortit vainqueur de la résistance pudique ou des simagrées de la jeune rebelle.

Une fois là ils se retirèrent tous dans leur chambre, chacun de leur côté ; après un si long voyage, le sommeil n’était pas de trop ; mais ils se retrouvèrent à midi à table, devant un déjeuner substantiel servi par les mains de M. John Browdie dans un petit cabinet particulier au premier étage avec vue de tous côtés sur les écuries.

Il fallait voir maintenant Mlle Squeers, débarrassée du castor brun et du voile vert et des papillotes de papier bleu, parée dans sa splendeur virginale d’un spencer et d’une jupe blanche, avec un chapeau de mousseline blanche, garni en dedans d’une rose de Damas artificielle, tout épanouie. Ses cheveux luxuriants, frisés en boucles si serrées qu’elles n’avaient pas à craindre d’être dérangées par le vent, et le tour de son chapeau couronné de petites roses de Damas en bouton, qu’on pouvait prendre pour les dignes enfants de la grosse, la mère aux autres, à laquelle elles tenaient compagnie. Il fallait voir aussi la large ceinture de ruban de damas bien assortie avec toute cette petite famille de roses, comme elle prenait bien les contours de sa taille flexible, sans compter qu’elle dissimulait par derrière avec un art ingénieux le défaut du spencer, malheureusement un peu court. Il fallait voir tout cela, et puis aussi autour de ses poignets des bracelets de corail dont les grains un peu rares laissaient trop voir le cordon noir par lequel ils étaient enfilés, et le collier de corail qui reposait sur son cou, laissant pendre sur son corsage un cœur de cornaline isolé, l’emblème de ses affections libres et dégagées. En vérité, à contempler toutes ces séductions muettes mais expressives, tous ces appels secrets aux plus purs sentiments de notre nature, il y avait de quoi faire fondre les glaces de l’âge, et mettre en combustion les ardeurs de la jeunesse.

Le domestique qui servait n’y fut pas insensible ; tout domestique qu’il était, il se permettait d’avoir de la sensibilité et des passions comme un autre, et il regarda miss Squeers sous le nez en lui donnant les rôties pour le thé.