Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/133

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sujet, il vit le rideau se lever davantage, et le moi, le moi, le moi, s’avancer sur la scène.

Il fallut bien du temps avant que Martin fixât assez profondément dans son esprit la connaissance de lui-même pour pouvoir complètement discerner la vérité. Mais dans la hideuse solitude du lieu le plus hideux, lorsque l’espérance était si éloignée, l’ambition éteinte, lorsque la mort était venue frapper à la porte d’à côté, il fit un retour sur lui-même, comme dans une ville assiégée par la peste : et alors il reconnut la faute de sa vie entière, qu’il ne put regarder qu’avec horreur.

Éden était une triste école pour donner une pareille leçon ; mais ses marais, ses halliers et son air pestilentiel étaient des maîtres de philosophie qui en valent bien d’autres.

Il prit donc une détermination solennelle : c’était, quand la force lui serait revenue, de ne plus chercher à nier ni à fuir la conviction sur ce point, mais d’accepter comme un fait établi que l’égoïsme était dans son cœur et devait en être arraché. Il éprouvait (et avec raison) une telle incertitude sur son propre caractère, qu’il résolut de ne pas dire à Mark un seul mot, soit de ses regrets inutiles, soit de son honnête projet, mais de garder pour lui-même, pour lui seul, sa résolution : et là dedans il n’y avait pas l’ombre d’orgueil ; il n’y avait au contraire qu’humilité et constance, la meilleure cuirasse derrière laquelle Martin pût mettre sa faiblesse à l’abri, tant le séjour d’Éden l’avait abattu, ou plutôt tans le séjour d’Éden l’avait relevé !

Après une longue maladie de langueur pendant laquelle, ne pouvant plus parler à certains moments de crise désespérée, Mark avait encore écrit d’une main défaillante sur une ardoise ce mot : « Jovial ! » le pauvre garçon offrit quelques symptômes d’un retour à la santé. Ces symptômes allaient et venaient avec des intermittences ; cependant il commença à entrer en convalescence définitive, et de jour en jour il continua à aller mieux.

Dès qu’il fut assez bien pour pouvoir causer sans se fatiguer, Martin le consulta sur un projet qu’il avait en tête, et que, peu de mois auparavant, il eût mis à exécution sans prendre avis de personne autre que lui-même.

« Nos affaires sont dans un état désespéré, dit-il. Le pays est abandonné ; sa ruine doit être un fait connu, et il n’y a pas à espérer que nous vendions à qui que ce soit, ni à aucun