Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/138

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et elle venait d’enterrer le dernier. Mais ces détails sont trop communs pour avoir besoin d’être relevés ou longuement enregistrés. Les citoyens habiles s’enrichissent, et leurs victimes sans amis souffrent et meurent et sont oubliées. Voilà tout.

Enfin un bateau arriva haletant sur la triste rivière et s’arrêta à Éden. Mark, à son arrivée, le guettait du seuil de la hutte de bois ; on lui tendit, du bord, une lettre qu’il porta bien vite à Martin.

Ils se contemplaient l’un l’autre en tremblant.

« Cette lettre paraît lourde, » murmura Martin.

Ils l’ouvrirent. Il s’en échappa une petite liasse de bank-notes qui tomba à terre.

Ce qu’ils dirent, ou firent, ou pensèrent tout d’abord, aucun d’eux n’en eut l’idée. Tout ce que Mark put dire plus tard, c’est qu’il avait couru, hors d’haleine, jusqu’au rivage, avant que le bateau se fût éloigné, pour demander quand il reviendrait et pourrait le reprendre à son bord avec son compagnon.

On lui répondit : « Dans dix ou douze jours. » Nonobstant la longueur de ce terme, ils commencèrent, dès la nuit même, à réunir leurs effets et à faire leurs paquets. Quand cet accès d’ardeur fut passé, chacun d’eux se mit à penser (ils se le rappelèrent plus tard) qu’il ne manquerait pas de mourir avant le retour du bateau.

Ils vivaient encore cependant quand le bateau revint, après un laps de trois semaines qui s’étaient traînées bien lentement. Par un jour d’automne, au lever du soleil, ils s’installaient sur le pont.

« Courage ! nous nous reverrons ! cria Martin en adressant de la main un adieu à deux maigres figures debout sur le rivage. Nous nous reverrons dans le vieux monde !

– Ou dans l’autre, ajouta Mark à demi-voix. Quand on les voit là l’un près de l’autre et si tranquilles, c’est pire que tout le reste ! »

Comme le bâtiment se remettait en marche, Martin et Mark se contemplèrent mutuellement, puis ils regardèrent en arrière le lieu d’où le bateau fuyait rapidement. La maison de bois avec sa porte ouverte et les arbres languissants qui l’entouraient ; le brouillard épais du matin et le soleil tout rouge qui à travers ce voile semblait éclipsé ; la vapeur qui s’élevait de la terre et de l’eau ; la rivière rapide qui rendait les bords hideux qu’elle baignait plus plats et plus tristes encore : que