Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/137

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Je commence à n’avoir pas là-dessus les idées bien nettes. Ce dont vous pouvez être certain, c’est qu’elle, elle est très-malheureuse. Elle a sacrifié le repos de son cœur ; elle a compromis au plus haut degré ses intérêts ; elle ne peut, comme je l’ai fait, s’éloigner brusquement de ceux qui son jaloux d’elle et ses ennemis déclarés. Elle a à souffrir, Mark ; à souffrir, la pauvre fille ! sans pouvoir agir. Je commence à croire que le fardeau qu’elle a à supporter est bien plus lourd que ne le fût jamais le mien. Sur mon âme, je le crois ! »

M. Tapley ouvrait de grands yeux dans l’ombre, mais sans interrompre son interlocuteur.

« Et, ajouta Martin, puisque nous sommes sur ce sujet, je vous dirai un secret. Cette bague…

– Quelle bague, monsieur ? demanda Mark, ouvrant des yeux plus grands encore.

– Cette bague qu’elle me donna quand nous nous séparâmes. Elle l’avait achetée ; elle l’avait achetée, sachant que j’étais pauvre et fier (Dieu me pardonne, fier ! ) et que j’avais besoin d’argent.

– Qui vous a dit cela, monsieur ? demanda Mark.

– Je le dis, moi. Je le sais. J’y ai pensé, mon cher ami, des centaines de fois, pendant que vous étiez malade. Et moi qui, comme une brute, la lui pris des mains et la mis à la mienne, sans jamais y songer qu’au moment où je m’en séparai, et où une faible lueur de vérité m’apparut comme un éclair ! … Mais il est tard, dit Martin s’interrompant, et vous êtes faible et fatigué, je le sais. Vous ne parlez que pour me ranimer. Bonne nuit ! Dieu vous bénisse, Mark !

– Dieu vous bénisse, monsieur ! Mais je suis trompé dans toutes les règles, pensa M. Tapley, se retournant avec un visage plein de joie. C’est un abus de confiance, me voilà volé. Je n’étais pas entré chez lui pour cette sorte de service. Il n’y a plus de mérite à être jovial avec lui ! »

Le temps s’écoula, et d’autres steamboats, arrivant du lieu sur lequel les espérances des deux voyageurs étaient concentrées, vinrent prendre leur provision de bois : mais aucun d’eux n’apportait de réponse à la lettre. La pluie, la chaleur, l’impur limon et la vapeur malsaine, avec une nourriture mauvaise et dangereuse, exerçaient leurs ravages. La terre, l’air, la végétation, l’eau même que buvaient les colons, tout était chargé de propriétés meurtrières. L’amie de Tapley, sa compagne de route, avait depuis longtemps perdu deux enfants,