Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays. Le bruissement éloigné qui s’élevait en sons rauques des rues populeuses était pour leurs oreilles une musique suave ; les rangées de curieux qui les observaient du haut des parapets étaient pour eux autant d’amis tendrement aimés ; le dôme de fumée qui surplombait la ville était plus radieux et plus beau à leurs yeux que ne l’eussent été les plus riches soieries de Perse flottant dans les airs. Et quoique l’eau courant sur son sillage lumineux tournât sans s’arrêter jamais pour bondir avec des jets rayonnants autour des grands navires qu’elle soulevait ; quoiqu’elle tombât du tranchant des rames comme une pluie jaillissante de diamants ; quoiqu’elle se jouât avec les lourds bateaux et passât rapide, avec mille élans folâtres, à travers les vieux anneaux de fer tout rouillés et rivés fortement dans la muraille des quais ; cependant l’eau elle-même n’était pas à moitié aussi agitée, aussi mouvante que les deux cœurs de Martin et de Mark, au moment où cet immense bonheur leur était accordé de reprendre possession du sol natal.

Un an s’était écoulé depuis que ces flèches et ces toits avaient disparu à leurs yeux. Ces douze mois leur avaient semblé douze ans. Ils se signalaient çà et là l’un à l’autre quelques changements sans importance, et s’étonnaient qu’il y en eût si peu et de si légers. Sous le rapport de la santé, de la fortune, des perspectives d’avenir et des ressources, ils revenaient plus pauvres qu’ils n’étaient partis. Mais c’était la patrie ! Et, bien que la patrie ne soit qu’un nom, un mot, ce mot-là a tant d’éloquence ! Il a plus de force en vérité que n’en eût jamais la parole d’un magicien ou la réponse de l’esprit évoqué par ses conjurations.

Comme ils étaient débarqués avec très-peu d’argent dans leur poche et sans avoir en tête un plan d’opérations bien défini, ils se mirent à la recherche d’une taverne à bon marché, où ils se régalèrent de biftecks fumeux et de pots de bière mousseuse, comme peuvent se régaler des hommes qui viennent d’échapper à la mer et qui apprécient les généreuses friandises de la cuisine de terre. Lorsqu’ils eurent bien festoyé, comme eussent pu le faire deux gargantuas, ils ranimèrent le feu, relevèrent les rideaux rouges qui couvraient la fenêtre, et s’étant constitué chacun un sofa avec deux grands et lourds fauteuils réunis, ils se mirent à regarder avec délices le tableau de la rue.

Cette rue elle-même était enchantée, cachée à demi comme