Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/160

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elle l’était sous une atmosphère de biftecks et de bière forte, écumante, de la bière anglaise pour tout dire. Sur les vitres de la croisée pesait un tel brouillard, que M. Tapley fut obligé de se lever et d’essuyer l’humide voile avec son mouchoir, pour bien s’assurer que les passants étaient des mortels ordinaires. Et même alors un petit nuage tournant en spirale monta au-dessus des deux verres de grog bouillant et déroba presque l’un à l’autre les deux amis.

Cette chambre était un des ces réduits inimaginables qu’on ne saurait rencontrer ailleurs que dans une taverne, et qu’on ne s’explique de trouver là qu’en raison de la faculté que l’architecte a dû avoir de se griser tout son soûl en bâtissant une taverne. Elle recélait plus d’angles qu’il n’y en a dans le cerveau d’un homme entêté ; elle était pleine d’un tas de petites cellules insensées dans lesquelles on n’eût pu faire entrer aucun objet qui ne fût inventé et fabriqué tout exprès ; elle avait de mystérieuses soupentes avec des encoignures et des traces d’escalier dans le plafond ; on avait eu soin de la munir d’une sonnette qui vibrait dans la chambre même, à deux pieds environ de la poignée de son cordon, et qui ne communiquait avec aucune autre partie de la maison. La chambre était au-dessous du niveau de la rue et avançait sur l’alignement, de sorte qu’il arrivait sans cesse aux passants de frotter les panneaux de la fenêtre avec leurs boutons ou de les racler avec leurs paniers, et souvent aussi à des enfants terribles de venir soudain se poser entre le jour et le consommateur sérieux pour se moquer de lui ou lui tirer la langue, comme ils eussent fait à un médecin ; ou bien encore ils s’amusaient, les gamins, à se faire des plaques blanches au bout du nez en l’aplatissant contre les carreaux, puis ils disparaissaient majestueusement comme des spectres.

Martin et Mark étaient donc assis et occupés à regarder passer la foule, tout en discutant entre eux sur la première démarche qu’ils auraient à faire.

« Naturellement il nous faut voir miss Mary, dit Mark.

– Naturellement, répéta Martin. Mais j’ignore où elle peut être. N’ayant pas eu le courage de lui écrire dans notre malheur (vous-même d’ailleurs vous jugiez le silence préférable), par conséquent n’ayant plus entendu parler d’elle depuis que nous quittâmes New-York pour la première fois, je ne sais où elle est, mon cher.

– Mon avis est, monsieur, répondit Mark, que ce que nous