Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/205

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tait pour écouter lorsque Jonas parlait. Assis dans les cafés, il inscrivait continuellement son nom sur les pages de son grand portefeuille ; il inscrivait continuellement, à son sujet, des lettres qu’il mettait après au feu avec défiance et précaution, quand il les trouvait dans sa poche ; se baissant pour voir le papier brûlé s’envoler dans la cheminée, comme s’il craignait que le mystère qui y avait été contenu ne s’échappât en haut par le tuyau.

Et pourtant tout cela était un secret que M. Nadgett gardait, et gardait bien. Jonas ne se doutait pas le moins du monde que les yeux de M. Nadgett fussent fixés sur lui ; il se serait aussi volontiers imaginé qu’il vivait sous la surveillance de tout un ordre de jésuites. À vrai dire, les yeux de M. Nadgett étaient rarement fixés sur d’autres objets que le parquet, la pendule ou le feu ; mais il fallait que chaque bouton de son habit fût un œil, tant il voyait de choses.

Ses manières discrètes et timides désarmaient le soupçon. Loin de donner à penser qu’il espionnât quelqu’un, elles auraient plutôt fait croire qu’il avait peur d’être lui-même l’objet d’un continuel espionnage. Ses mouvements étaient si furtifs, il était tellement enveloppé en lui-même, que le but unique de sa vie semblait être d’éviter les regards pour conserver son secret. Jonas le voyait quelquefois voltiger dans la rue ou dans le vestibule, attendant à sa porte cet homme qui ne venait jamais ; ou bien s’éloignant à la dérobée, la figure impassible et la tête baissée, faisant danser devant lui son éternel gant de castor : mais Jonas aurait aussi bien supposé la croix qui se trouve sur le dôme de Saint-Paul capable de prendre note de ses faits et gestes, et de tendre sous ses pieds un vaste filet, qu’il eût soupçonné Nadgett d’une semblable occupation.

Vers cette époque, il se fit un changement mystérieux dans la mystérieuse existence de M. Nadgett : jusqu’alors on l’avait vu, tous les matins, descendre Cornhill, si parfaitement pareil au Nadgett de la veille, que la rumeur populaire l’accusait de ne jamais se coucher ni même se déshabiller ; maintenant on le vit pour la première fois dans Holborn, tournant le coin de Kingsgate-Street ; et on découvrit qu’il allait positivement, tous les matins, chez un barbier de cette rue pour se faire raser, et que ce barbier se nommait Sweedlepipe. Il semblait qu’il eût des rendez-vous, chez ce barbier, avec l’homme qui ne venait jamais ; car souvent il attendait