Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/206

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fort longtemps dans la boutique ; il demandait une plume et de l’encre, il tirait son portefeuille, et paraissait très-affairé durant une heure au moins. Mme Gamp et M. Sweedlepipe avaient souvent de longues conversations au sujet de ce mystérieux chaland ; mais ils s’accordaient généralement à dire que c’était quelque spéculateur malheureux qui se tenait à l’ombre.

Il fallait qu’il eût encore d’autres lieux de rendez-vous avec l’homme qui n’était jamais de parole ; car le garçon du Cheval de corbillard, taverne de la Cité où se réunissaient les employés des pompes funèbres, l’avait trouvé un jour décrivant des arabesques avec le tuyau d’une pipe, sur la sciure de bois d’un crachoir propre, sans se faire rien servir, sous prétexte qu’il attendait un monsieur. Comme ce monsieur n’avait pas eu la délicatesse de tenir sa promesse, M. Nadgett revint le lendemain avec son portefeuille tellement boursouflé qu’on le regarda au comptoir comme un homme qui possédait beaucoup de valeurs. Dès lors on le revit tous les jours ; il avait tant d’écritures à faire, qu’il lui arrivait fréquemment de vider, en deux séances, un vaste encrier de plomb. Quoiqu’il ne parlât pas beaucoup, à force de rencontrer les habitués du lieu, il fit connaissance avec eux. Peu à peu il se lia intimement avec M. Tacker, le premier commis de M. Mould, et même avec M. Mould en personne, qui déclarait publiquement que c’était un fin matois, un rusé compère, un finaud, avec une foule d’autres qualifications également flatteuses.

Vers la même époque, M. Nadgett parla aux employés de la Compagnie d’assurances d’un mal (un mal secret, cela va sans dire) qu’il avait au foie, et leur dit qu’il croyait devoir se mettre entre les mains d’un médecin. En conséquence, on l’adressa aux soins de Jobling, qui ne put découvrir la place où le foie de Nadgett était attaqué. Mais celui-ci n’en persista pas moins, en déclarant que son foie lui appartenait, et qu’il avait la prétention de croire que personne ne le connaissait mieux que lui, de sorte qu’il devint le patient de M. Jobling ; et on le voyait entrer chez le docteur et en sortir une douzaine de fois par jour, pour lui détailler lentement et sous le sceau du secret les symptômes de son mal.

Comme il poursuivait toutes ces occupations à la fois ; comme il les poursuivait secrètement et sans relâche ; comme il observait avec une infatigable vigilance tout ce que disait et faisait M. Jonas, et tout ce qu’il lui restait à dire ou à faire il n’est