Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/244

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puya de nouveau sur la balustrade, et, regardant fixement le paquebot d’Anvers, elle secoua la tête et recommença à gémir.

« Je ne voudrais pas, dit mistress Gamp, non, je ne voudrais pas être un homme, et avoir ça sur ma conscience ! Mais il n’y a pas un être digne du nom d’homme capable de faire une chose pareille. »

Tom et sa sœur se regardèrent ; et Ruth, après un moment d’hésitation, demanda à mistress Gamp ce qui l’affligeait à ce point.

« Ma chère, répondit-elle à demi-voix, êtes-vous dame ou demoiselle ? »

Ruth se mit à rire, rougit, et dit qu’elle était demoiselle.

« Tant pis, poursuivit mistress Gamp, tant pis pour vous comme pour moi. Mais il y en a d’autres qui sont mariées et dans l’état de mariage ; et il y a une chère jeune femme qui, ce matin, va s’embarquer sur ce paquebot-là, et qui n’est pas plus en état d’aller en mer que rien du tout. »

Elle s’arrêta, promena son regard sur le pont et les passagers du paquebot en question, ainsi que sur les échelles qui y conduisaient. Après s’être assurée que l’objet de sa commisération n’était pas encore arrivé, elle leva par degrés les yeux jusqu’au sommet de la cheminée, et adressa au vaisseau une apostrophe indignée :

« Oh ! que le diable t’emporte ! dit mistress Gamp en brandissant vers lui son parapluie d’un air menaçant. Comme c’est gentil pour une jeune femme délicate de s’embarquer sur un vilain monstre bruyant comme toi, n’est-ce pas ? Avec ça que tu ne fais jamais de malheurs, n’est-ce pas ? avec ton tapage, tes mugissements, tes sifflements et ta mauvaise odeur, animal ! Ces maudits bateaux à vapeur, dit-elle en brandissant encore son parapluie, nous ont fait plus de tort que tout au monde, pour gâter notre travail régulier, et précipiter des événements dans des moments où l’on ne s’y attend pas (surtout ces vilaines machines de chemins de fer). Il n’y a pas de frayeurs pareilles pour amener des fausses couches. J’ai entendu parler d’un jeune homme, conducteur de convoi sur un chemin de fer ouvert seulement depuis trois ans (mistress Harris le connaît bien, car c’est son parent par le mariage de sa sœur avec un maître scieur de long), qui est à cette heure le parrain de vingt-six bienheureux petits enfants tous également inattendus, et tous nommés d’après les locomotives qui en furent cause. Ah ! dit mistress Gamp en reprenant son